Tendance. Mon pigeon mon amour

Par Clair Rivière

Le pigeon, un animal sale et repoussant ? Ce n’est pas l’avis des milliers de colombophiles qui lâchent leurs pigeons voyageurs en plein Sahara pour le plaisir de les voir revenir le plus vite possible. Rencontre avec ces passionnés.

Quand il s’est marié, Rachid Metroufi a prévenu sa femme : “Ne me demande jamais d’abandonner mes pigeons ! Je t’aime, mais je les aime aussi”. C’était il y a dix ans. Aujourd’hui encore, Rachid prend soin d’une colonie de 60 pigeons voyageurs, et il n’est pas près de décrocher. “J’ai arrêté pendant un an, je suis devenu fou !”, confie ce quadra Rbati, au milieu de son magasin de literie où il stocke moult magazines et autres catalogues dédiés à la colombophilie.
Populaire depuis plus d’un siècle en Belgique et dans le nord de la France, cette activité a pris son envol au Maroc dans les années 1980 et 1990. Fascinés par l’extraordinaire aptitude des pigeons voyageurs à retrouver le chemin de leur colombier, quelques passionnés ont alors créé les premiers clubs et organisé les premières courses. C’est à cette époque que Rachid Metroufi a acheté ses premiers pigeons, qu’il logeait comme il pouvait, dans des cagettes de fruits et légumes. Alors adolescent, il faisait face à l’opposition de son père (qui pensait que les pigeons apportaient “la malédiction”) et au manque de moyens financiers. “Pour les entraîner, je devais trouver un campagnard qui rentrait chez lui pour l’Aïd. Il les transportait en autocar dans des cartons. Arrivé chez lui, il les lâchait”, se souvient Rachid, devenu secrétaire général de l’association colombophile Ribat Assalam. Car depuis ses débuts, les temps ont bien changé. Rachid et les autres passionnés se sont “professionnalisés” et le Maroc compte plus de 60 clubs dédiés à cette pratique. En tout, plusieurs milliers de mordus participent à des courses de pigeons voyageurs, organisées chaque week-end de janvier à mai, sur des distances variant de quelques dizaines de kilomètres (vitesse) à plus de mille (grand fond).

Plus rapides que le train
Sur son téléphone portable, Mouhcine Bouzoubaâ fait défiler des dizaines de photos de Smari, son pigeon préféré. L’an passé, Smari a gagné un concours semi-national, réunissant plus de 10 000 pigeons. Lâché à Smara, en plein Sahara, à 7h30 du matin, le volatile est arrivé chez son propriétaire casablancais à 17h15. Ce qui fait près de 900 km bouclés en moins de 10 heures. L’ONCF ne ferait pas mieux ! Parfois, pour entraîner ses pigeons, Mouhcine Bouzoubaâ les emmène à Settat. “Je les lâche et je fais la course avec eux. Je rentre en voiture, à fond sur l’autoroute. La plupart du temps, ce sont eux qui gagnent”, s’amuse le président de la Bidaouia, l’association casablancaise de colombophilie.
Il arrive aussi que les pigeons ne reviennent pas, ou bien des semaines plus tard. Sur le toit de sa pharmacie du boulevard Ghandi, où il abrite ses 200 pigeons, un volatile est mis à l’écart. Il est rentré plus de deux mois après avoir été lâché. Il est éborgné et dans un état physique déplorable. “Attaqué par un rapace”, diagnostique Mouhcine Bouzoubaâ, qui rappelle que pour ces oiseaux, le voyage est plein de dangers. “Les chasseurs connaissent nos programmes. Ils savent qu’on lâche nos pigeons le matin et ils les attendent pour les tirer”, se désole-t-il. Autre ennemi potentiel, les conditions climatiques. “S’il y a un vent de face de 50 ou 60 km/h, au lieu de rentrer chez lui, le pigeon va se retrouver en Mauritanie”, poursuit le pharmacien, qui se souvient de concours catastrophiques à l’issue desquels aucun pigeon n’était rentré.

Comme un sportif
L’animal revient à son colombier de manière instinctive, mais pour améliorer ses performances, mieux vaut le préparer correctement. C’est dès l’âge de 3 mois que Mouhcine Bouzoubaâ commence à entraîner les siens, “d’abord sur de petites distances et en compagnie d’oiseaux déjà expérimentés”. Pour les inciter à revenir encore plus vite, Mouhcine Bouzoubaâ emploie une technique surprenante. “Une fois que le pigeon s’est accouplé, on le sépare de sa femelle, explique notre colombophile. Pendant toute la saison des concours, il reste sans la voir. Mais juste avant le concours, on lui montre sa femelle. Il est tout content, mais il a à peine le temps de lui faire quelques bisous qu’on l’emmène déjà au concours. Donc, dès qu’il est lâché, la seule chose qu’il a en tête, c’est de revenir le plus vite possible la retrouver”. Persuadé que la méthode est efficace, Mouhcine Bouzoubaâ l’applique aussi aux femelles avec, à l’en croire, autant de réussite.
En colombophilie, la clé du succès réside surtout dans l’infrastructure et l’organisation. “Gérer une équipe de pigeons, c’est comme gérer une équipe de sportifs”, estime Abdeslam Zeimi, président de l’association Al Fassia de colombophilie (80 adhérents). “Cela requiert une observation, des soins et des entraînements réguliers”, ajoute-t-il. Mieux vaut aussi fournir aux oiseaux un colombier sain, une alimentation adaptée et un traitement médical idoine (ce qui n’a rien d’évident, vu que contrairement à l’Europe, le Maroc ne dispose pas de vétérinaires spécialisés). Last but not least, il faut disposer d’une ou plusieurs “bonnes souches” de pigeons (des descendants de champions ayant déjà fait leurs preuves, par exemple) que l’on croisera et sélectionnera, afin d’obtenir le meilleur mix génétique possible.

Money, money, money
Le problème, c’est que tout cela coûte cher, voire très cher. Le prix d’achat de l’animal, tout d’abord. “Pour un pigeon acceptable, il faut compter 1000 à 2000 DH”, indique Saïd Kohen, 52 ans, président de l’association casablancaise Bensouda, qui précise qu’au Maroc, “les meilleurs pigeons de fond peuvent atteindre 30 000 DH”. Ce qui n’est pas grand-chose comparé à l’Europe, où les prix peuvent dépasser les 100 000 euros. Ensuite, rien que pour “l’entretien” d’une centaine de volatiles, il faut “un budget minimum de 30 000 DH par an”. Ce qui n’est pas dans les cordes de tout le monde. “La plupart des colombophiles sont jeunes : étudiants, chômeurs ou travailleurs à petits revenus. Chaque année, beaucoup abandonnent à cause des contraintes financières”, regrette Saïd Kohen, qui assure toutefois que le nombre d’abandons est compensé par l’arrivée de nouveaux venus.
Pour Abdeslam Zeimi, cette jeunesse des colombophiles marocains est avant tout une force : “En Europe, ils ont un problème de vieillesse. Les colombophiles sont souvent des retraités. Ici, ce n’est pas le cas, et c’est ce qui fait que la colombophilie a de l’avenir chez nous”. Pour les épouses des fanatiques du pigeon, l’avenir immédiat, c’est qu’il ne leur reste plus de week-ends pour profiter de leur mari. En janvier, la saison des concours reprend…

Historique. Une activité millénaire
L’incroyable sens de l’orientation des pigeons voyageurs ne fait toujours pas l’objet d’un consensus scientifique, mais il a été utilisé depuis l’Antiquité. Au Moyen-âge, les pigeons voyageurs constituaient le service postal le plus rapide du Machrek. Au temps des Croisades, le sultan Saladin dut certaines de ses victoires militaires à l’utilisation des pigeons, qui transportaient des messages au-delà des lignes chrétiennes ennemies. Cette technique sera également utilisée beaucoup plus tard à Verdun, au cours de la bataille la plus meurtrière de la Première guerre mondiale. Dans l’Europe de l’époque, la colombophilie avait déjà pris une dimension ludique, les concours se développant surtout en Belgique, qui reste le berceau mondial de la discipline. Au Maroc, la colombophilie existait aussi avant son essor dans les années 1980, mais sous une forme différente. On élevait des pigeons “de beauté”, sélectionnés suivant des critères esthétiques, notamment le nsel, une spécialité fassie.