Le Coran, entre la forme et le fond

Par Ahmed R. Benchemsi

On ne cesse jamais d’apprendre. Par exemple sur le tajwid (psalmodie) ou la calligraphie du Coran, deux arts islamiques superbes qui, à titre personnel, m’ont toujours fasciné. L’universitaire et écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb y apporte, dans un ouvrage d’une grande érudition(*), un éclairage auquel je n’avais jamais pensé. Sur le tajwid, il écrit ceci : “La manière dont le mot, la phrase sont emportés par les ondulations mélodiques réduit l’attention portée à la sémantique et à la syntaxe (…) La technique de cette lecture chantée est fondée sur la construction de formes qui exaltent le son en couvrant l’accès au sens”. Dit plus simplement : quand le Coran est psalmodié avec talent, ce qu’on entend est tellement beau qu’on ne s’intéresse plus vraiment à ce que cela veut dire. Meddeb poursuit : “Ce retrait du sens, ce privilège accordé au signifiant (sur le signifié) se retrouvent aussi dans le système de représentation visuelle dont la matière est la lettre coranique (… Dans la calligraphie), la présence spatiale des lettres suspend le processus de lecture : c’est comme si le déchiffrement ne constituait plus l’enjeu principal de leur déploiement”. Même raisonnement : calligraphiés avec talent, les versets du Coran sont tellement magnifiques qu’on ne se préoccupe plus du fait qu’ils soient lisibles, donc compréhensibles. Il ne s’agit pas, bien sûr, de dénigrer le tajwid et la calligraphie. Bien au contraire, ce sont des arts majeurs, que les musulmans peuvent être fiers d’avoir apportés au patrimoine universel. Mais en débusquant cet à-côté inattendu qui est le leur (l’écran de fumée dressé face au sens du Livre saint), l’analyse de Meddeb, ma foi, laisse songeur… 

Dans le même essai, l’érudit tunisien aborde une problématique différente, quoique connexe : la langue du Coran, et sa difficulté d’accès pour la plupart des musulmans d’aujourd’hui – y compris les Arabes. C’est une évidence : l’arabe coranique châtié d’il y a 14 siècles n’est pas la langue d’usage des peuples arabes contemporains. Chacun a sa propre langue maternelle, sa darija dérivée de l’arabe. Ce qui, dans le processus d’apprentissage du Coran, conduit à d’étranges expériences. Meddeb raconte ainsi la sienne : “(Enfant,) j’avais appris le Coran presque sans comprendre. Mais en même temps, je reconnaissais des bouts de phrases, des mots, les mêmes que ceux dont nous usions dans le langage commun (…) Alors, en apprenant le Coran, j’avais l’impression de cheminer dans une forêt ténébreuse, avec des trouées, des clairières qui projetaient la lumière du jour sur des parcelles de sens”. Cela me rappelle énormément ma propre expérience. Pas vous ? 
Logiquement, les prosélytes de l’islam devraient militer pour la traduction du Coran dans tous les dialectes et langues possibles, pour favoriser sa compréhension par le plus grand nombre. Quand le Livre saint est traduit dans une langue occidentale, cela ne les dérange pas – au contraire, ils l’encouragent, pour convertir des gens dont l’islam n’est pas la religion “d’origine”. En revanche, dès qu’émerge un projet de traduction du Coran en darija dérivée de l’arabe, ou autre langue locale en usage dans le monde “déjà musulman” (comme, chez nous, le tamazight)… ils s’y opposent immédiatement, vindicatifs et affolés. La Oumma islamique ne saurait lire le Coran que dans sa version originale !, éructent-ils. Oui mais si elle n’en comprend que des bribes, voire rien du tout ? Eh bien, disent les islamistes, tant pis.
Ou ne penseraient-ils pas plutôt… tant mieux ? Car qu’est-ce qui fait l’influence, voire le pouvoir, d’un barbu ou d’un enturbanné ? La science politique parle de leur “monopole d’interprétation”, c’est-à-dire leur capacité exclusive à “expliquer” le message coranique aux masses “incultes”… Donc plus longtemps les masses resteront incultes (c’est-à-dire insuffisamment formées à l’arabe classique par les écoles publiques), plus longtemps elles seront hypnotisées par la forme du Coran (sublimé par la musicalité et la calligraphie) plutôt qu’instruites sur son fond (exprimé dans une langue difficile, voire carrément étrangère)… plus les islamistes seront puissants et incontournables, et pourront orienter les masses comme ils l’entendent. Intéressant, non ? 

(*) Abdelwahab Meddeb, Pari de civilisation, Seuil, 2009