L’ histoire commence dans le Maroc des années quarante. Abdelghafour Mohcine, connu sous le nom de Vigon, est un petit garçon que la vie a peu gâté. Il quitte l’école primaire pour aider son père, marchand de légumes ambulant, à faire face au quotidien. Abdleghafour ne s’en plaint pas. Il prend ce que la vie veut bien lui donner. À ses heures perdues, il s’amuse comme l’adolescent qu’il est. Les cafés et les boîtes de nuit sont naturellement ses lieux de prédilection. Les plus branchés sont alors Jour et nuit et L’entonnoir. On y écoutait de la bonne musique. « C’était la belle époque », se souvient-il, nostalgique. Des tubes de rock’n’ roll et de rythm’n’ blues que le propriétaire des lieux empruntait à ses amis américains. En ce temps-là, les bases US foisonnaient un peu partout dans le pays. Le petit garçon de la médina r’batie découvre, émerveillé, cette musique venue d’ailleurs. Il ne comprend rien à la langue. Il se contente d’apprendre les paroles phonétiquement. Un premier flirt qui ne tardera pas à tracer son destin. Abdleghafour sait.
À quinze ans, il entreprend de quitter le pays. Une première tentative qui se solde par un échec. Il est refoulé à Tanger. Abdelghafour ne se laisse pas pour autant décourager. Quelques mois plus tard, il récidive. La deuxième fois sera la bonne. Direction, la France.
Une étoile est née
En France, la fièvre du rythm’n’blues et du rock’n’ roll avait fait ses effets sur toute une génération de chanteurs. Au golf Drouot, repère des adeptes du tempo américain, Vigon est enfin dans son élément. Il se produit avec des stars comme Wanda Jackson, Sylvie Vartan, Ronnie Bird, Johnny Halliday, Eddy Mitchell, Alain Goldstein et Michel Jonasz…
En 1964, ces deux derniers, après l’éclatement du premier groupe de Jonasz, Kenty et les Skylarks, fondent les Lemons. Avec Vigon, ils tournent dans les boîtes parisiennes. Ils se produisent à St Germain-des-Prés, au Bilboquet ou au Bus Palladium auprès de groupes déjà célèbres, comme le Spencer Davies Group, Phillip Goodhand-Tait and The stormsville Shakers ou encore les Who…
Au bout de deux ans, le groupe a rendez-vous avec la gloire, mais aussi avec le divorce. En 1966, Vigon et les Lemons se produiront en première partie d’Otis Redding à l’Olympia. Quelques mois plus tard, Vigon « divorce » et renoue avec une carrière solo. Il concentre alors entre ses mains les répertoires de James Brown et de Little Richard.
En 1968, il signe, sous le label de Barclay Un petit ange noir. La chanson sera un pur succès. Il chantera aussi Harlem Shuffle. Le single sera repris par les Rolling Stones.
Durant les dix années qui suivent, Vigon enchaîne concerts et tournées mais chante rarement autre chose que des tubes de ses idoles américains. Ce tempo-là, c’était tout ce qu’il aimait. Aujourd’hui encore, il y est complètement fidèle.
En 1979, Vigon rentre au Maroc. Sur son agenda, un contrat de deux semaines avec l’hôtel « Les Almohades », à Agadir. Il ne quittera le Maroc que vingt-trois ans plus tard.
À la fin de son contrat avec l’hôtel, il signe avec un restaurant de la capitale soussie, « Les jardins d’eaux ». Il fera la connaissance du propriétaire des lieux par l’intermédiaire d’une collègue danseuse. « À l’époque du rock’n’roll, il était le seul à avoir le tempo. Il avait ce punch à l’américaine. On ne pouvait qu’être en admiration devant lui en tant que chanteur, mais aussi en tant qu’être humain », témoigne Mohamed T’hami, propriétaire des Jardins d’eaux. Aux yeux de tous ceux qui l’ont approché, Vigon est un homme d’une bonté et d’une honnêteté sans égales. Cette droiture l’aurait d’ailleurs desservi dans sa carrière. « Vigon n’a jamais aimé l’argent. Il n’avait pas d’ambition de fortune ou de célébrité », poursuit son ancien employeur. Celui-là même qui raconte comment Vigon a gentiment refusé son offre lorsque celui-ci lui a proposé des parts dans le restaurant : « Je ne veux rien savoir. À moi, tu me paies mon travail et tu me laisses tranquille », lui aurait-il rétorqué. L’argent, il s’en passerait s’il le pouvait. Il chanterait peut-être gratuitement s’il n’avait pas de responsabilités et un besoin de survie.
Vigon, le fidèle
« Vigon est un homme fidèle dans ses amitiés, dans son travail comme dans son quotidien. Il n’a jamais voulu changer ses habitudes. Il a ses repères et, là, on n’a pas intérêt à toucher à sa petite poussière. Preuve en est qu’il a toujours refusé de chanter autre chose que ce même répertoire avec lequel il a fait ses débuts. Pour tout l’argent du monde, il n’acceptera de faire aucune concession », insiste M. T’hami. Ce qui peut prendre l’apparence d’une critique n’est au fond qu’un témoignage affectueux et admiratif vis-à-vis d’un homme qui n’hésiterait pas à sacrifier une carrière d’un chanteur riche et célèbre pour la vie d’un homme aimé et en paix avec lui-même.
Mais pourquoi si peu d’ambition ? À cette question, Vigon a une réponse qui n’a pas changé d’une syllabe depuis ses débuts : « Dieu m’a donné une voix. Avec ça, je me donne du plaisir. Je n’en demande pas plus ». Et si vous insistez un peu plus, il vous servira un proverbe marocain qu’il a adapté à sa manière pour raconter son destin. « Men L’hidoura l’5 étoiles (du tapis de paille à l’hôtel 5 étoiles) ». Très pudique, peut-être un peu trop, il n’ira pas plus loin. Pour le reste, il vous revient de deviner l’origine de la tristesse qui transparaît dans l’intonation de sa voix. Car des déceptions, il en a eu. Des managers aux producteurs, l’éthique du monde du show biz n’est pas tellement compatible avec la personnalité de Vigon. Lui qui ne demande qu’à avoir sa dose quotidienne de bonheur. Et puis, pour reprendre ses mots, lorsqu’on est né dans la médina de Rabat, on ne peut pas se plaindre. « Avec lui, il ne faut pas chercher d’explications. En un mot, Vigon, c’est un saint », conclut M. T’Hami.
En 2001, lorsque Vigon, alors malade, repart en France, c’est encore une fois le hasard qui l’y retiendra. Et après plus de vingt ans d’absence, ceux qui l’avaient autrefois connu ne l’avaient toujours pas oublié.
À 67 ans, il a toujours le tempo. Aujourd’hui et tous les soirs, il se produit à l’American Dream, l’un des endroits les plus branchés du Paris nocturne. Et même s’il se fait vieux, Vigon espère pouvoir se produire sur scène aussi longtemps qu’il vivra. Deux fois père et trois fois grand-père, il avoue avoir tiré une leçon, la plus importante dans la vie d’un homme : « Gagner l’amour et le respect des autres, c’est la plus grande de toutes les réussites ». Et des amis, il s’en découvre tous les jours. Des sexagénaires qu’il a connus lors de ses débuts aux trentenaires qui ont grandi sur le son de sa voix et des plus jeunes aussi, qu’il fait danser aujourd’hui encore. Des visages qu’il a croisés ici et là. Des gens qui l’a aimé et qui le lui rendent. Ces gens-là, c’est entre autres la bande de Vigon, avec en tête de liste Gad Elmaleh. Ce dernier ayant parlé de lui dans les coulisses de l’émission de Marc-Olivier Fogiel, Le fabuleux destin de…, le rencontre sur le plateau. Depuis, confie Vigon, « avec les autres, il s’occupe de moi ».
Et comme nul n’est prophète en son pays, c’est en France que Vigon retrouve une reconnaissance. Vigon aimerait pourtant pouvoir se produire encore une fois, le temps d’une autre vingtaine d’années… peut-être sur une scène marocaine. Seulement, si la première fois a été le fruit de sa propre initiative, s’il doit y avoir une deuxième, ce sera à son pays natal de faire le pas vers lui.
Du reste, une dernière question reste à lui poser. Pourquoi le surnom Vigon ? En cherchant dans les origines des noms, Vigon s’avère être une variante de « guigon », du germanique « guigo » qui veut dire combattant. Est-ce cela ? La question le fait rire. « Non, ce n’est pas du tout cela. Durant mes études primaires, j’avais quelques problèmes d’articulation, notamment avec le mot ‘wagon’ que je prononçais ‘vigon’. Mais, je vous disais bien que toute ma vie était une conjonction de hasards ».
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