Alphabétisation. La rentrée pour les Oummis

Par Réda Mouhsine

Huit ans après le lancement du programme de lutte contre l’analphabétisme, 30% de Marocains ne savent toujours pas lire ni écrire. Le point sur un chantier pour le moins titanesque.

Dans la Maison des jeunes du quartier Bournazel, située sur les hauteurs de Casablanca, les cours d’alphabétisation n’ont pas encore repris. Mais les préparatifs vont bon train, la rentrée officielle étant prévue dans quelques jours. “Les inscriptions se font au fur et à mesure. Les femmes s’occupent aujourd’hui de leurs enfants qui sont en pleine rentrée scolaire, et bientôt ce sera l’Aïd. À mon avis, il faudra attendre novembre pour que les cours reprennent réellement”, nous explique Youssef, un jeune trentenaire employé de Dar Chabab. Ce point de vue est partagé par la majorité des centres accueillant les cours d’alphabétisation, d’autant que les femmes sont les principales bénéficiaires du programme. Dans ce quartier populaire de Casablanca, situé dans la préfecture de Ben Msik Sidi Othmane, de nombreux établissements ont cessé de donner des cours d’alphabétisation, “faute d’inscriptions suffisantes”, déclare un enseignant de l’école Raguibi à Hay Moulay Rachid, ajoutant que “d’année en année, les classes désemplissent”. D’après ce professeur, beaucoup de femmes choisissent de prendre des cours dans les mosquées, ce qui serait plus rassurant pour leurs époux, surtout dans ces quartiers aux mœurs conservatrices.

 

Intermédiaires peu scrupuleux

“En 2009, nous avions 259 bénéficiaires, en 2010, pas plus de 225, et l’année passée le nombre de bénéficiaires est passé sous la barre des 200”, explique Rachid Rannan, directeur de la Maison des jeunes de Bournazel. Pas peu fier de son expérience d’acteur associatif dans le domaine de l’alphabétisation, Rannan regrette néanmoins la baisse constatée du nombre de classes. Selon lui, tout le monde est responsable : professeurs, bénéficiaires, Etat, mais aussi les associations. Ces dernières sont particulièrement décriées dans le rôle présumé “néfaste” qu’elles joueraient. “De nombreuses associations sont créées du jour au lendemain, simplement pour bénéficier des subventions de l’INDH, avant de disparaître. Beaucoup d’entre elles font appel à des badauds juste pour montrer qu’il y a du monde dans leurs cours, alors qu’il n’en est rien”, déplore une enseignante à la Maison des jeunes de Hay Moulay Rachid. Servant d’intermédiaires, certaines associations profiteraient de l’absence de contrôle pour remplir leurs “caisses”, en usant d’une manne pouvant atteindre jusqu’à 400 000 dirhams par an. Pour cela, il suffit de remplir le formulaire régulièrement délivré par l’INDH.

Autre problème, la tranche horaire choisie pour recevoir les “élèves” est souvent jugée inadéquate. Pour de nombreux responsables, les cours donnés le soir sont un vrai frein pour les femmes. “C’est pour cela que nous souhaitons que les cours se fassent l’après-midi, entre 14h30 et 17h. Cela arrangera tout le monde. Le mari et les enfants ne sont pas à la maison tandis que les tâches ménagères ne se font pas dans cette tranche horaire”, propose Rachid Rannan.

 

Peut mieux faire

“La rentrée officielle est prévue pour le 13 octobre, journée officielle de l’alphabétisation”, nous informe Monsieur Alphabétisation du Maroc, El Habib Nadir, directeur du département de l’alphabétisation et de l’éducation non formelle. Il nous apprend qu’une large campagne de sensibilisation est prévue à partir du 13 octobre et durera quarante jours, des spots publicitaires sur les principales chaînes de télévision nationales sont également prévus. “Nous espérons dépasser le nombre d’inscrits de l’année passée”, déclare-t-il. 735 000 personnes ont suivi les cours d’alphabétisation en 2011-12, soit 50% de plus que le total des inscrits dans les différentes universités marocaines. Seulement voilà, parmi les centaines de milliers d’inscrits, beaucoup l’étaient déjà l’année passée, et ce chiffre ne comprend pas ceux qui viennent pour la première fois. Lorsqu’on lui parle des critiques formulées à l’encontre d’associations supposées véreuses, Nadir se défend : “Nous faisons appel à des bureaux d’études externes qui organisent 2500 visites inopinées par an”, réplique-t-il, avant d’ajouter que les ONG “font un travail de proximité que les autres établissements ne peuvent pas faire. Maintenant, il est vrai que quelques associations fraudent, mais ce sont des cas isolés”, rassure-t-il. Insistant, le responsable tient à revenir sur le prix Confucius décerné par l’UNESCO en 2011. “C’est le résultat de huit années de travail acharné”, souligne-t-il. Néanmoins, le chemin à parcourir pour endiguer ce fléau reste long. Le taux d’analphabétisme est officiellement passé sous la barre des 30%, une évolution certes encourageante, mais certainement pas suffisante. Le Maroc compte  plus d’analphabètes que le Pakistan, la Mauritanie ou le Soudan. C’est dire l’étendue de la tâche qui reste à accomplir. 

 

Histoire. Le rêve de Mehdi Ben Barka

Au lendemain de l’indépendance, le Maroc comptait plus de 90% d’analphabètes, ce qui était le cas de la majorité des pays colonisés. Mais force est de constater qu’un demi-siècle plus tard, les politiques marocains ont échoué dans l’éradication de l’analphabétisme. S’il y avait un leader qui souhaitait en finir au plus vite avec l’illettrisme, c’est bien Mehdi Ben Barka. Bien avant l’indépendance, alors qu’il n’était encore que professeur de mathématiques, il animait dès les années 1940 des associations populaires d’alphabétisation, écrit l’historien René Gallissot dans son livre, Mehdi Ben Barka : de l’indépendance marocaine à la Tricontinentale. Le militant tiers-mondiste avait même reçu une distinction de la part de l’UNESCO en 1959. En 1958, Ben Barka avait choisi le portefeuille de l’Education nationale, au lieu du prestigieux ministère des Affaires étrangères que lui aurait proposé Mohammed V. Et alors que Ben Barka s’occupait de la construction de la fameuse route d’El Wahda, reliant le sud au nord, les ouvriers étaient priés de suivre des cours d’alphabétisation les après-midi, tandis que les matins ils étaient au chantier…