Ta vie en l'air. Chicanes de shopping

Par Telquel

Il est 16h, les boutiques ouvrent. Bien entendu c’est de boutiques de fringues dont tu parles. Ce n’est pas comme si les horaires d’ouverture d’une banale papeterie t’intéressaient. D’ailleurs par boutiques au pluriel tu veux surtout parler de la boutique où tout le monde va, donc où tu vas.  Et tu es sûre d’y croiser une des miss de son univers.

Tu pousses la porte avec la nonchalance des habitués. Tu salues la vendeuse et fais des bises bien bruyantes à trois housewives pas désespérées du tout par le nombre de zéros sur le compte commun.

Tu demandes à essayer cette jupe grise qui t’a plu la semaine dernière. Et aussi à voir ce qu’il y a de nouveau.

Ta voisine de cabine d’essayage fait trois mètres cubes mais a les moyens de s’acheter la même robe que celle de Shakira aux Golden Globes. Alors elle l’achètera. Vu le prix de la robe elle ferait mieux d’investir dans une bonne liposuccion. Mais bon, quand on veut jouer à qui pisse le plus loin c’est à coups de robes longues et de largeur de bagues qu’on tire en soirée. La grosse madame s’admire donc dans un miroir. La vendeuse joue le rôle de la voix qui dit qu’elle est la plus belle.

Tu es épuisée par ces essayages. Tu te dis que c’est vraiment crevant d’être stylée. Alors tu vas t’asseoir langoureusement sur cette méridienne en velours prune qui doit contenir dans ses plis l’ADN de l’ennui de bien des femmes qui s’y sont vautrées. La vendeuse te sert un café dans une tasse aussi rose qu’un vernis à ongles interdit aux plus de 13 ans. Tu papotes pour ne pas dire grand-chose si ce n’est que grâce à Dieu ça va. Et tu demandes des nouvelles à celle dont tu as oublié le nom mais dont tu connais la marque du collier qui scintille autour de son cou. Tu fais semblant de t’intéresser à la vie d’une bonne femme qui fera semblant que tout va bien.

Une gamine d’au moins six ans de moins que toi débarque avec l’assurance de celle qui peut avoir tout ce qu’elle veut et surtout qui elle veut. Cette pisseusse ne sait pas encore qu’un jour sa jolie poitrine tombera. Que ses yeux ne pétilleront plus et que son sourire jaunira, fatalement. Et puis d’abord, comment ose-t-elle porter des chaussures à bouts pointus et petits talons ? Personne ne l’a prévenue que ce modèle est pénal depuis au moins la mi-2012. Que quelqu’un explique à cette fillette qu’être à la mode ne veut pas dire avoir du goût mais juste avoir les moyens de s’acheter ce que tu vois dans un magazine de mode. Et sa jeunesse et le rebondi de ses fesses ne pourront pas lui servir d’excuse éternellement.

Tu reçois un message auquel tu ne réponds pas, parce que le type est un peu lourd. Mais en même temps, tu te dis pourquoi pas pour cette soirée à laquelle il veut t’inviter. Après tout, s’exhiber en société au bras d’un mec bien ne peut que booster ta réputation de jolie fille. Car oui, jolie n’est pas tant un critère physique que sociétal. Alors tu appelles Zee pour savoir ce qu’elle en pense ; elle en pense forcément quelque chose. Elle ne répond pas. Tant pis. Tu continues ton shopping.

La moindre veste qui te plaît coûte au moins la moitié de ton salaire. Mais tu t’en fiches. Si tu devais vivre en fonction de ton salaire, tu ne l’aurais jamais acheté cet appart. Et tu ne partirais pas autant en week-end. Et tu ne porterais pas cette montre au poignet. Alors tes fringues du jour tu les paieras comme le reste : à crédit, en cinq chèques.

Et trois robes, un chemisier et une jupe boule – qui soit dit en passant ne te va pas du tout – plus tard, tu auras les bras chargés de paquets. Et c’est déjà ça.