Ali Benmakhlouf, un philosophe au palais royal

Professeur en France depuis 30 ans, il contribue par ses travaux à désenclaver la philosophie arabe. Sa participation à la troisième causerie religieuse du 
ramadan a définitivement consacré son statut d’intellectuel au royaume.

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Ali Benmakhlouf.

Ali Benmakhlouf n’a pas l’arrogance du philosophe gouailleur. Le geste mesuré, le verbe courtois et l’œil malicieux, il a le charme des personnes délicates qui choisissent leurs mots avec précaution. A Paris, où il réside depuis 35 ans, son appartement est truffé de livres qu’il appelle joliment « mes extensions ». La correspondance de Flaubert, qu’il place au-dessus de tout, y côtoie les œuvres de Montaigne, sans doute l’écrivain qui l’a le plus influencé. On y trouve également des ouvrages de philosophes arabes médiévaux, Ibn Rochd, Ibn Sina, Ibn Khaldun, Ibn Baja, Al Farabi, ainsi que les travaux des logiciens Russel, Whitehead et Frege, auxquels il a consacré sa thèse et dont il est l’un des principaux spécialistes.

Parmi ses influences, il y aussi celle de sa famille : « Mon père et ma mère étaient de Fès. Avec eux, j’ai vécu une enfance heureuse, ils m’ont offert une entière liberté. Après mon bac, quand je suis parti en France poursuivre mes études de philosophie, des proches ont fait part à mes parents de leurs doutes sur mon orientation. Ils ont répondu : “Nous lui faisons confiance.” Cette phrase ne m’a jamais quitté. C’est comme si tout ce que je faisais n’était qu’une manière de dire : “Je dois être à la hauteur de cette confiance” ». De sa grand-mère sénégalaise, le philosophe dit avoir conservé l’orientation de son regard, davantage tourné vers le sud que vers le nord. Pourtant, quand il choisit de revenir enseigner au Maroc en 1987, après une agrégation obtenue à l’âge de 25 ans, le climat lui paraît détestable : « A l’époque, la pensée était méprisée et la philosophie quasiment absente des universités. Au bout de six mois, j’ai fini par retourner en France ».

Place au débat

A 55 ans, Ali Benmakhlouf est aujourd’hui le plus connu des philosophes marocains francophones. Professeur de philosophie de la connaissance des sciences et du langage à l’université de Paris Est-Créteil Val-de-Marne, il a signé une trentaine d’ouvrages sur des philosophes et penseurs allemands, britanniques, français et arabes, écrit sur l’identité et produit des compilations de ses interventions et chroniques, la plupart publiées dans la presse marocaine, sur la raison, le droit, les institutions, l’art et la politique. S’il enseigne à Paris, Ali Benmakhlouf se rend presque tous les mois à Casablanca et Rabat pour animer des conférences. « J’ai commencé en 2006 avec très peu de personnes. Aujourd’hui, je suis surpris de l’intérêt du public pour la philosophie. Il y a une demande de débat extraordinaire au Maroc, sur tous les sujets. Je suis convaincu, pour reprendre Amartya Sen, que débattre de la justice, c’est faire progresser la justice ; et cela marche pour tous les domaines. »

Ali Benmakhlouf n’a rien de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire. Très attentif aux évolutions de la société, il est membre du Comité consultatif national d’éthique (Paris), dont il a assuré la vice-présidence jusqu’à l’automne dernier. Dans ce cadre, il est coauteur d’un avis sur la neuro-amélioration et rapporteur de deux avis sur le don d’organes et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. « Le philosophe est là pour prévenir que la science est réductrice par nature, que la tentation est parfois grande de passer de la simulation à la réalité. Il intervient précisément pour avertir le chercheur sur la manière dont la science s’incorpore dans le fait social », commente Ali Benmakhlouf.

A l’automne 2013, dans la revue Le Philosophoire, il publie « Faire de la philosophie arabe aujourd’hui », un texte majeur dans lequel il démontre que les penseurs de langue arabe du IXe au XIIe siècle « ont livré au patrimoine commun de la philosophie des distinctions essentielles ». « On dit des philosophes arabes qu’ils sont peu connus en Europe. En réalité, leur pensée s’est tellement bien transmise qu’elle s’est anonymisée et fondue dans la philosophie de la renaissance et la philosophie classique ». Et de rappeler que c’est Ibn Sina qui, le premier, a opéré la distinction entre l’existence et l’essence, qui a nourri toute la pensée européenne de Descartes à Sartre. Que c’est Ibn Rochd qui, en s’opposant aux philosophes néoplatoniciens et à leur hiérarchisation des formes d’intelligence, a initié le concept de monopsychisme. « Une idée reprise par Leibniz et qui a été l’un des piliers de la philosophie classique des XVIIe et XVIIIe siècles », souligne le philosophe.

« Je ne suis pas un guide »

Aux antipodes des nouveaux philosophes français, Benmakhlouf refuse catégoriquement l’étiquette de philosophe engagé. Il ne se voit dans aucun parti et considère que sortir manifester dans la rue n’est pas un critère d’engagement.

« Je ne me sens pas guide ou meneur, et je pense que l’intellectuel doit absolument éviter d’endosser ce rôle. C’est rarement une réussite. Je crois au travail de fond, à l’éducation, à la formation, pas aux actions spectaculaires », assène-t-il. Cette discrétion assumée ne l’empêche pas de prendre régulièrement position. Il se place en faveur de la laïcité en France, qui permet selon lui de « réguler le champ religieux », et adhère à l’idée de l’enseignement de la darija au Maroc, considérant cette langue comme un « élément d’enrichissement ».

Inspiré du travail de Michel Foucault au moment de la révolution iranienne en 1979, Ali Benmakhlouf propose ce qu’il appelle « une lecture sociale des insurrections » qui ont frappé une partie du monde arabe à partir de 2010. De ces événements, il garde en particulier le souvenir d’une pancarte, pendant une manifestation au Maroc, avec ce slogan : « Je suis un sujet, je veux être un verbe aussi ». Il explique : « C’est cette parole anonyme qui m’intéresse, car elle nous plonge au cœur des rapports sociaux et n’a rien à voir avec des doctrines, des idées ou des croyances absorbées par le lissage idéologique. Le soulèvement, qui échappe aux forces religieuses ou politiques, qui indique le désir révolutionnaire des gens plutôt que la projection d’une révolution dans les institutions, la philosophie est aujourd’hui à même de le comprendre. »

Un philosophe au palais royal

En 1963, Hassan II lance les causeries religieuses qui portent son nom. Le jeune roi souhaite asseoir et renforcer son prestige spirituel et politique en invitant des ouléma et théologiens à ces manifestations. Il veut aussi reproduire le modèle du prince pieux qui s’assoit en face des ouléma, écoute leur parole et discute parfois avec eux. Durant son règne, les intervenants seront majoritairement des religieux traditionnels, dont certaines stars de la prédication comme l’Egyptien Mohamed Motwali Chaâraoui. Sous Mohammed VI, les profils se diversifient pour inclure de nouvelles disciplines et incarner certaines valeurs promues par le nouveau règne. C’est ainsi que, en 2003, la juriste Rajaa Naji Mekkaoui est la première femme à animer une causerie religieuse devant le roi. Le récent choix de Ali Benmakhlouf s’inscrit dans cette logique. L’invitation de ce philosophe rationaliste, qui cite souvent Ibn Rochd comme modèle et référence, est symbolique. Pour Mohamed Mouakit, universitaire et enseignant de philosophie politique, la présence de Ali Benmakhlouf à cette causerie religieuse peut être perçue comme « l’accueil de la philosophie dans l’espace religieux ». Bannie pendant des années des universités marocaines, la philosophie était perçue comme une source de subversion politique, mais aussi d’opposition à l’islam. En invitant un philosophe à une causerie du ramadan, le but est de tordre le cou à cette idée. « On veut signifier que la raison et la foi ne sont pas incompatibles et que la raison a sa place dans la foi », commente Mohamed Mouakit.[/encadre]
Alexandre Aublanc

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