Edito. Les gens du livre

Par Abdellah Tourabi

On a beau dire que l’acte fondateur de l’islam a pris la forme d’un livre, le Coran, on peut répéter inlassablement que le premier mot de ce texte est une injonction à lire, on est en droit d’être fier de la contribution décisive de la civilisation arabo-musulmane dans le développement du savoir et de la connaissance, mais, de nos jours, l’état de la culture et du livre dans le monde arabe, et au Maroc, n’a rien de glorieux ni de réjouissant. Le constat est aisé à faire et les chiffres existent pour l’étayer. C’est ainsi que, en 2003, un rapport du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) a dressé un tableau noir de l’état du livre dans le monde arabe. On y découvrait ainsi que l’Espagne traduit en un an ce que l’on a traduit vers l’arabe en mille ans, qu’en Amérique Latine la production de livres est dix fois supérieure à celle de notre région, et qu’un pays comme la Turquie publie plus de romans et d’œuvres artistiques que les vingt-deux pays arabes réunis. Une situation qui ne peut inspirer que des sentiments de honte et de désespoir. Il n’est pas étonnant donc de constater que les indices de développement économique et humain soient souvent liés à ceux de la culture et du livre.

Car qui d’entre nous, lors d’un voyage en Europe ou en Amérique du Nord, n’a pas été frappé par la place qu’occupe le livre dans l’espace public ? Qui d’entre nous n’a pas été tenté de comparer les habitants de ces pays, absorbés par leur lecture dans les jardins et les transports publics, et nos honorables concitoyens, agglutinés dans des cafés à contempler le vide et à dévisager les passants ? La comparaison est peut-être abusive, mais il faut avouer que personne n’y a échappé.

 

Cette situation devient encore alarmante quand on observe le peu d’intérêt chez les jeunes Marocains pour la lecture, et comment l’école et la famille ont échoué à inculquer la passion des livres aux générations futures. On se retrouve alors avec des jeunes ultra-connectés, sollicités par un nombre infini de donnés par jour et papillonnant entre plusieurs sources de savoir. Un bonheur et une chance que des générations antérieures n’ont pas connus. Mais, en contrepartie, ces jeunes risquent d’être privés de ce que seul le livre peut offrir :  la concentration, le dialogue interne avec des idées, et l’acquisition des mots pour exprimer une pensée complexe ou des sentiments profonds. Il n’y a que la solitude de la lecture et le corps à corps avec le texte qui peut contribuer à cela. Un pays comme le nôtre est condamné alors à la médiocrité, à la destruction programmée de son système éducatif et à la misère intellectuelle et culturelle si le livre ne trouve pas sa place dans notre société. Tant que nos bistrots et cafés sont plus fréquentés que nos bibliothèques et librairies, qu’un best-seller au Maroc ne dépasse pas 5000 exemplaires, que nos concitoyens passent en moyenne 3 heures par jour devant la télé et pas une seconde face à un livre, nous serons promis éternellement au sous-développement et à l’arriération. « La beauté nous sauvera », dit un personnage de Dostoïevski à ses camarades. Quant à nous, c’est le goût de la lecture qui le fera.