Omar Saghi. Socialiser la piété

Par Omar Saghi

Les rituels sont suivis, les fêtes somptueusement préparées, le temps normal arrêté. Le Maroc persévère dans son identité culturelle. Il partage ce trait avec quasiment l’ensemble du monde musulman. Et c’est une chance. Plusieurs indices montrent clairement la capacité de l’islam à réguler la société malgré la pauvreté et les conditions politiques difficiles: la criminalité, le suicide, l’addiction à la drogue, l’avortement… présentent des niveaux très bas, comparés à des zones de développement similaire. A côté de l’Amérique latine, la criminalité dans le monde arabo-musulman est quasi résiduelle, et le lien avec le contrôle communautaire est évident.

Une question se pose alors : pourquoi cette capacité à suivre les injonctions religieuses et l’appétence des gens à réguler leurs comportements s’arrêtent-elles mystérieusement au Code de la route, à l’honnêteté commerciale, au refus de la corruption?

Première réponse : l’islam sunnite est une religion normative, et l’orthopraxie (la juste application des rites) est fondamentale. La prière, comme le jeûne, comme le pèlerinage, sont strictement régulés : horaires, invocations, mouvements du corps. Pas le Code de la route. Bien.

Mais la pudeur, comme le rapport au plaisir, ne sont pas aussi normés que les piliers rituels. Et pourtant, une ligne implicite sépare le permis de l’interdit. Pas le Code de la route. Un croyant plein de piété qui s’adresse à une femme à propos de sa jupe n’interpellera jamais un chauffard à propos d’un feu rouge.

Une seconde réponse est donc possible, à propos de cet étrange phénomène propre à l’islam contemporain, qui régule le rite et les mœurs, mais pas la société civile. Cette dernière, implicitement, est désormais considérée comme territoire sans qualificatif culturel ou religieux. Conduire une voiture, ce n’est ni islamique ni occidental, la chose est laissée à la pure appréciation des rapports de force. Comme le commerce. Comme le pouvoir politique. Comme l’urbanisme…

Il est dommage que la capacité de la civilisation islamique à mobiliser la foi au service du bien commun ne serve pas dans de tels domaines. Une socialisation de la piété est-elle possible? Certains téléprédicateurs des années 1990 et 2000 s’y essayèrent : il est islamiquement correct de réussir sa vie, d’être honnête, poli, etc. Globalement, il semblerait que l’échec domine. Les Egyptiens prient massivement dans les rues le vendredi et brûlent massivement les feux rouges tous les jours. L’idée que le respect des panneaux de signalisation puisse procurer des hassanate, autant que la prière ou le jeûne, n’a pas convaincu. La socialisation de la piété par la prédication médiatique a échoué.

Une des clefs de la réussite asiatique (que les arabo-musulmans invoquent comme une litanie face à l’Occident) tient justement à la capacité du confucianisme à transvaser les fidélités traditionnelles (culte des ancêtres, respect de la hiérarchie et du savoir, etc.) vers l’obéissance à la loi civile. Cette translation, le monde musulman ne l’a pas faite. Certains ont canalisé la piété vers le radicalisme. Pas vers le civisme. Mais il n’est pas trop tard. Surtout que les conditions sociopolitiques diffèrent. L’Iran a réussi à construire un islamo-patriotisme. Pas le Pakistan. La Malaisie et la Turquie produisent un islamo-capitalisme. Pas l’Egypte.

On peut rêver du jour où les Marocains, unanimes à jeûner le ramadan et à fêter sa clôture, entretiendront la même excellence à obéir à la loi.