En lisant les extraits des échanges entre les deux journalistes français, Eric Laurent et Catherine Graciet, et l’avocat marocain mandaté par le Palais, on bascule entre l’amusement et la consternation. On se pince la joue et on vérifie s’il ne s’agit pas de répliques d’un film d’espionnage ou d’un dialogue écrit par Michel Audiard. La phrase « J’ai un chiffre, je veux trois » est désormais culte et a fait le tour des réseaux sociaux. Mais au-delà de l’aspect surréaliste et rocambolesque des échanges, cette affaire est porteuse de plusieurs enseignements et suscite des remarques.
Tout d’abord, il appartient à la justice de trancher sur la culpabilité ou non des deux journalistes. La vérification des enregistrement et la confrontation des arguments devant le tribunal permettront d’apporter un éclairage définitif sur l’affaire. Mais sur un plan déontologique et moral, il y a une faute grave de la part d’Eric Laurent et Catherine Graciet. Un moment de faiblesse, une tentation ou une situation difficile sont des arguments qui n’absolvent pas un journaliste de monnayer des informations qu’il détient contre une somme d’argent. Il ne s’agit pas d’une posture de donneur de leçons ou de moralisateur, mais du rappel d’une règle essentielle du journalisme. Dans un métier où la tentation est grande et l’achat des plumes et des consciences fréquent, s’accrocher à cette règle élémentaire est salutaire.
L’affaire du « chantage » aura des effets dévastateurs sur tout travail d’analyse ou d’investigation sur la monarchie et le pouvoir politique au Maroc. Un vent de discrédit soufflera désormais sur tous ceux qui tenteront de s’en approcher. L’argument du chantage, de l’intérêt pécuniaire et l’absence d’objectivité sera brandi à la parution de chaque livre ou article jugé déplaisant ou dérangeant. Pendant les années 1980 et 1990, la presse française a contribué, directement ou indirectement, à l’ouverture démocratique au Maroc, en révélant des pratiques autoritaires et violentes de l’Etat marocain. Les mouroirs de Tazmamart et Kelaât Mgouna, la torture et les disparitions des opposants ont été dévoilés en grande partie dans leurs colonnes. A cette époque, il fallait lire Le Monde et L’Humanité pour être au fait de ce qui se déroulait au Maroc. L’attitude des deux journalistes risque d’éclipser et anéantir toute cette tradition et cette histoire.
La relation compliquée entre la monarchie marocaine et la presse française peut également expliquer le déclenchement de l’affaire. Ambivalente et fluctuante, faite de séduction et de répulsion, de fascination et de rejet, cette relation n’a jamais été normale. Soucieux de son image en France, le Palais a toujours déployé des trésors de délicatesse et d’attention à l’égard des médias de l’Hexagone pour les amadouer ou garantir leur complaisance, sinon leur silence. Et Eric Laurent incarne cette attention particulière. Reçu pendant de longues séances par Hassan II, il est l’un des rares journalistes à avoir eu accès au défunt monarque. Aucun journaliste marocain n’a jamais eu droit à un tel traitement. D’ailleurs, il faut constater comment l’Etat marocain perpétue encore cette pratique. Toutes les informations, les témoignages, les récits et les documents de l’affaire Laurent/Graciet ont été fournis exclusivement aux médias français. Quant à la presse marocaine, on lui demande d’observer, de lyncher ou de faire une synthèse des articles des journaux d’ailleurs. Du mépris ou de la méfiance entre médias et pouvoirs publics, qu’il va falloir dissiper un jour.