Omar Saghi. Une compassion à géométrie variable ?

Par Omar Saghi

Pourquoi pleurer les morts de Paris et pas ceux de Sanaa? Pourquoi illuminer la Tour Hassan ou les pyramides aux couleurs du drapeau français et pas palestinien? De telles questions fleurissent encore plus vite que l’émotion qui les a suscitées.

Questions rhétoriques à vrai dire, parce que la réponse est sous-entendue: il faut que la compassion soit également distribuée sur tout le genre humain. Il faut que la valeur de la vie soit la même ici, là-bas, et ailleurs encore. Mais comme toute question rhétorique, elle contient un chantage, celui-là jouant sur la culpabilité et l’illogisme.

La culpabilité d’abord: Paris ce sont les riches, ex-colonisateurs, Beyrouth ou Alep, ce sont les damnés de la terre. Et comme tout bon sentiment est très souvent tangent avec son contraire, le sentiment légitime devrait être de compassion pour les morts de Damas, et d’indifférence, voire de justification, pour ceux de Paris. A ce jeu-là, l’extrême gauche occidentale, dont l’aveuglement mâtiné de racisme inversé est proverbial, est passée maîtresse. Pas cette fois-ci, ou du moins pas auprès des Parisiens, parce que la rhétorique s’est fracassée contre le réel. Mais les relais Maghrébins donnent la pleine mesure de ce type d’arithmétique, et s’insurgent contre l’inégalité de traitement envers les morts parisiens d’un côté, et yéménites ou syriens de l’autre.

L’illogisme ensuite: en ramenant la compassion à un sentiment froid et abstrait, on la vide de son sens. Il est évident qu’on a plus de compassion pour un proche, pas parce qu’on renie l’humanité du lointain, mais parce la pulsion première va vers le connu. Paris, la France, les Français et les Franco-maghrébins font partie du vécu des Maghrébins, beaucoup plus que les Yéménites ou les Syriens.

On peut le déplorer, certes, vouloir faire en sorte que Bagdad ou Damas nous soient plus familiers que Paris ou Saint-Denis. Là est le fond de l’affaire. Les dénonciateurs de la compassion à géométrie variable devinent, le plus souvent inconsciemment, tout ce qu’il y a de politique dans un geste de solidarité sentimentale. Et ils souhaitent avancer une politique plutôt qu’une autre. Pour la Palestine, l’affaire est réussie, et depuis longtemps. Les Marocains (comme les autres Arabes) versent plus de larmes sur un débordement d’égout à Naplouse ou une coupure de courant à Bethléem que sur la situation catastrophique de leurs pays respectifs. La situation des Palestiniens n’a pas avancé d’un millimètre, mais ça n’a jamais été l’objectif réel des pleureuses politiques.

Une compassion universelle, réellement fondée sur l’égalité du genre humain, est celle qui va, en l’absence d’une capacité à être infiniment charitable, vers le plus proche, l’argument géographique et culturel étant le seul qui puisse hiérarchiser ce qui est par ailleurs équivalent. Et, dès lors, il va de soi que Paris nous soit plus proche qu’Aden, et Aden plus proche que Séoul. A Paris, parmi les victimes et les agresseurs, il y avait des Franco-marocains et des Marocains. C’est-à-dire qu’il y a une histoire commune, difficile, faite de haines et de rancœurs mutuelles, mais aussi d’amitiés et d’échanges. Agiter le spectre d’un bombardement à Raqqa pour dénoncer l’émotion des Marocains ou des Algériens après les attentats parisiens, c’est se payer de mots.

La compassion, comme tout autre sentiment humain, est politique. Et la compassion infinie possible à Dieu seul. Commencez par voir ce qui se passe autour de vous avant d’en appeler à la pitié universelle.