Ta vie en l’air. Triste réalité

Par Fatym Layachi

Aujourd’hui, tu déjeunes avec ta mère, tes tantes et tes cousines au resto. Encore un de ces grands moments à haute concentration d’œstrogènes durant lesquels les hommes sont exclus mais sont bien souvent au centre des conversations. Tu arrives un peu en retard. Elles sont déjà toutes attablées. Face à elles, quelques cocas light avec glaçons et rondelles de citron, deux grandes bouteilles d’eau plate, un seau à glace pour garder au frais un Chablis. Ta tante adore boire quelques verres à l’heure du déjeuner. Ça lui donne l’impression de s’encanailler. Elle peut raconter des conneries et se servir de sa tête qui ne tourne pas vraiment comme excuse. Et puis il fait tellement chaud qu’il faut bien se rafraîchir. Tu enlèves tes lunettes de soleil et te lances dans les embrassades et autres formules consacrées: “Tu m’as manqué ma chérie”, “Ça te va bien ces quelques kilos en moins”, “Le temps passe trop vite, c’est fou !”, “On devrait vraiment se voir plus souvent”

Tu as légèrement envie de répondre qu’il ne faudrait pas se voir trop souvent non plus, mais tu t’abstiens. Ce n’est pas tant que tu n’aimes pas ce comité féminin et familial, mais à dose homéopathique tu trouves ça suffisant. L’amour et l’agacement sont souvent très proches dans tes relations familiales. A les voir toutes, côte à côte, tu as l’impression d’être face à ce que tu ne veux pas être et à ce que tu deviendras, inévitablement. Avec pour seul espoir d’amélioration, les progrès de la chirurgie esthétique. Tu te dis que dans quelques années, la science devrait réussir à te rater un peu moins que ta tante. Enfin bref, ce n’est pas le moment de t’angoisser pour l’avenir. Tout le monde est installé, il faut papoter. Et il y en a du tberguig à passer en revue ! “Oh la la, vous avez vu la femme de Saâd? C’est terrible ce qui lui arrive”, “Et ce procès? C’est fou non? Même la belle-sœur de Zee est impliquée”. Il est temps de passer la commande, le serveur attend. Après que chacune a exprimé ses envies de sauce à part, vous parlez de l’actu. Difficile d’éviter le sujet ! Tu as beau vivre dans une bulle, tu n’es pas pour autant enfermée dans une grotte. Tu n’es absolument pas déconnectée. Tu reçois des alertes par dizaines sur ton écran d’iPhone, et toutes ne sont pas des notifications Facebook. Les nouvelles se succèdent et ont le même goût tragique. Tu scrolles ton écran plusieurs fois par jour en te demandant où va le monde. Un fou qui visiblement ne supporte pas les gens qui s’émerveillent devant un feu d’artifice les écrase avec son camion, un autre qui veut couper à la hache ses voisins pourtant accueillants, des barbus de la cervelle attirés par un drapeau noir, des militaires un peu obscurs qui tentent un coup d’État… Des feux qui s’embrasent aux quatre coins de la planète et partout des familles qui pleurent. Ta mère fait signe au serveur, la bouteille de Chablis est vide et Madame a soif.

Déjà que la politique la déprime, il ne faudrait pas qu’en plus elle soit déshydratée. Tout le monde est d’accord autour de la table, le climat planétaire est horrible. Ta cousine avoue dans un soupir qu’elle trouve tout ça terriblement anxiogène. Elle se demande comment élever des enfants dans un environnement pareil. En même temps, en la regardant jongler entre les vernissages, les soldes et les cours de Pilates, tu te dis qu’elle serait prête à tout pour justifier le peu de temps qu’elle passe avec ses gosses. Vous parlez d’attentats et d’explosions mais ni votre appétit ni votre entrain ne semblent altérés. Es-tu devenue insensible ? Ou bien est-ce devenu une triste réalité à laquelle tu t’es habituée ? Ce déjeuner t’a donné la nausée. La sauce était peut-être un peu grasse ou la compassion un peu trop froide.