Populisme, roulement de mécaniques et incohérences, le phénomène Trump se réduirait-il à un accident, ou à l’oscillation politique classique en Amérique entre les façades océaniques et l’intérieur conservateur ? Peut-être. Mais quelque chose du syndrome du vétéran hante cette nouvelle Amérique.
Il suffit de comparer deux films aux sujets similaires, Traffic, de Steven Soderberg, et Sicario, de Denis Villeneuve. Le premier est sorti en 2000, le second en 2015. L’ampleur du renversement mental que l’Amérique a subi au cours de ces quinze dernières années se laisse voir, d’une manière saisissante, dans la différence de traitement de la question du trafic de drogue et d’être humains entre les États-Unis et le Mexique. Un même acteur, Benicio Del Toro, va jouer, dans les deux films, un personnage interlope, policier mexicain collaborant avec ses collègues du nord. Si la violence, la corruption, les choix cornéliens n’ont pas changé du côté mexicain, le retournement est sidérant du côté américain.
Dans le film de Soderberg, en 2000, les autorités américaines cherchent encore à comprendre une réalité complexe, et d’ailleurs, les difficultés intérieures, côté US, résonnent avec les problématiques mexicaines, dans une vision de l’universalité de la condition humaine. Dans le film de Villeneuve, en 2015, on ne voit le Mexique qu’à travers les vitres blindées des fourgons de police, lors de descentes musclées qui s’apparentent à de véritables raids militaires. L’imaginaire mobilisé n’est plus celui du polar mais du western et du film de guerre. Le Mexicain parle peu et sert de cible vue à travers des lunettes de tir. L’une des scènes les plus emblématiques de Sicario montre une ville mexicaine, un fouillis urbain plutôt, vue du côté américain, comme il se doit, en train de se déchirer. Explosions, bruits de tirs, incendies. Et le commentaire d’un flic américain : “C’est comme un poulet, vous coupez la tête et vous laissez le corps gigoter dans tous les sens.” Ils venaient d’abattre le chef du gang principal de la ville.
La différence entre le film de 2000 et celui de 2015, ce n’est pas seulement le génie de Soderberg, apte à saisir l’homme dans sa différence, opposé au traitement graveleux et obscène de Villeneuve. La différence entre les deux films et les deux dates, c’est la métamorphose coloniale de l’Amérique. Les guerres contre le terrorisme et la guerre en Irak ont fait de l’Amérique une société brutalisée et traumatisée par le retour du front. Cette expérience, si elle n’a pas l’ampleur des précédents vietnamiens ou de la Seconde guerre mondiale, n’a pas moins profondément blessé l’Amérique. Cette expérience, surtout, diffère des précédentes dans la mesure où les rapports de force, le différentiel technologique, l’absence de soutien fort comme celui de l’URSS aux Vietnamiens, ont en fait une expérience de type colonial. Guerres asymétriques, incompréhensibles selon les normes des sociétés développées, les différentes zones de guerre où se sont engagés les Américains ces dernières années les ont ramenés, inconsciemment, vers des configurations de type XIXe siècle. Le retour d’un racisme décomplexé, la volonté de refermer les frontières, l’hystérie médiatique et politique, ne sont pas seulement le fait d’une autre Amérique, blanche et oubliée. Ils sont plus largement les symptômes d’un basculement culturel profond. Quatorze ans après l’entrée des Marines à Bagdad, les légionnaires reviennent, amers et vindicatifs, en métropole.