Dans Le Fellah défenseur du trône, un classique de l’analyse politique, Remy Leveau décrit, au début des années 1960, la vérité politique du Maroc indépendant. Le pouvoir monarchique s’appuie sur la ruralité contre les villes. Ruralité archaïque, sous-productive et “sous-traitée” au réseau caïdal traditionnel. Une ruralité qui fait front, cependant, contre les villes, que l’explosion démographique, l’exode rural et l’industrialisation naissante rendent inflammables.
On peut imaginer que cette vérité était connue aussi du pouvoir, et que les freins multiples mis à l’urbanisation et à l’alphabétisation, et l’encouragement au maintien d’une agriculture sous employant une main d’œuvre nombreuse, tenaient à la conscience de cette alliance entre le trône et le douar. Malgré tout, la réalité d’un pays en transition démographique est instable. En 1984, dans une seconde édition du livre, Remy Leveau fait remarquer que l’exode rural joue contre cette stabilité, le “fellah défenseur du trône” ayant la fâcheuse tendance, depuis les sèches années 1980, à devenir un périurbain miséreux.
Il s’est produit pourtant, sous le règne du nouveau souverain, une sorte de miracle politique. Les villes, et les plus grandes d’entre elles en particulier, qui bouillonnaient sous Hassan II — qu’on se souvienne des émeutes à Casablanca en 1965 puis en 1981, à Fès en 1990, etc. —, semblent au contraire s’assagir. L’explication de ce miracle, ce sont les investissements publics joints aux investissements étrangers qui les suivent, qui se déversent sur les villes marocaines. L’image des grandes villes marocaines a changé en vingt ans. C’est là désormais que se trouve l’assise du pouvoir. La monarchie marocaine est, lentement, en train de devenir une monarchie urbaine. Naturellement, les nouveaux territoires oubliés du Maroc, ce sont les campagnes non exportatrices et les petites villes. C’est là que l’ancien fellah défenseur du trône” se morfond, n’ayant pas trouvé sa place dans la nouvelle équation. On me rétorquera : “Mais les grandes villes bougent, elles votent PJD et manifestent”. Oui, mais pas assez, pas au point de faire la soudure entre deux colères : celle d’un Maroc rural et périurbain oublié par le train capitaliste en marche, et celle d’un Maroc urbain qui veut que ce train aille encore plus vite.
Ce malentendu entre deux Maroc socioéconomiques, les manifestants du 11 juin l’ont habilement contourné en scandant des slogans moraux plutôt qu’économiques. Au lieu de scander, par exemple : “Arrêtez de construire des tramways à Rabat, arrêtez de soutenir financièrement les investisseurs étrangers à Casa, et construisez plutôt des hôpitaux et des écoles à Al Hoceïma et à Imzouren.” Mais cette soudure entre deux colères et deux Maroc, elle arrivera, et plus vite qu’on ne le croit. Combien de mouvements ré- volutionnaires se sont bâtis sur un malentendu ? C’est même à cela qu’on reconnaît la révolution, à sa capacité à illusionner deux groupes, que tout oppose, contre un troisième, le régime. Dans ce sens, le dimanche 11 juin fera date, beaucoup plus que le 20 février 2011. Il y a six ans, par atavisme oriental, par suivisme arabiste, un Maroc à l’horloge historique propre a essayé de “faire comme” la Tunisie ou l’Egypte. Il y a gagné une nouvelle constitution. Aujourd’hui, c’est la chronologie de l’exception marocaine qui s’exprime, et tant que la fracture entre les deux Maroc ne sera pas comblée, d’une manière ou d’une autre, elle n’a pas fini de parler.