Thierry Malbert : "A Madagascar, Mohammed V offrait des couscous à 50 personnes tous les vendredis"

Quarante-quatre photos inédites. C'est ce que propose l'exposition photo de l'exil de Mohammed V à Madagascar, présentée lors de la fête du trône au roi Mohammed VI. Entretien avec l’homme derrière cette initiative l’universitaire et anthropologue, Thierry Malbert.

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Le roi Mohammed V et des enfants malgache à la mosquée.

Deux personnages : Mohammed V et Abdelkrim Al Khattabi. Un point commun : l’exil dans l’océan Indien. C’est autour de ces histoires que Thierry Malbert, enseignant universitaire français qui habite depuis 25 ans à l’île de la Réunion, a été invité à la fête du trône pour lancer son exposition de 44 photos inédites sur l’exil de Mohammed V à Madagascar. L’anthropologue a aussi offert à Mohammed VI son ouvrage L’Exil d’Abdelkrim El Khattabi à la Réunion : 1926-1947, paru en 2016 et qu’il avait présenté lors du Salon du livre de Paris sur le stand du Maroc. Entretien avec ce féru d’histoire marocaine.

Telquel.ma: Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’exil de Mohamed V et à l’exil d’Abdelkrim El Khattabi ?

Thierry Malbert: La Réunion, tout comme Madagascar et les îles de l’océan Indien, est une terre d’exil. Une île peuplée depuis seulement 350 ans et dont la population ne connait que très peu son histoire. Plusieurs exilés ont été déportés par la France à l’époque coloniale sur cette petite île au milieu de l’océan Indien : la reine malgache, le prince des Comores, le prince du Vietnam. Ainsi qu’Abdelkrim El Khattabi trois décennies avant le roi Mohammed V à Madagascar.

Le cas du résistant du Rif, exilé de 1926 à 1947, m’a d’abord interpellé, car la maison que j’ai achetée au village de Trois Bassins, situé dans les hauteurs de la Réunion, se trouvait tout proche de la sienne. Je l’ai découvert, car j’ai été intrigué par le panneau indiquant « Chemin marocain » pour y accéder. En posant la question aux « gramouns » [les anciens en créole réunion, NDLR], on m’a répondu que c’était la « case » [maison en créole réunion, NDLR]d’Abdelkrim El Khattabi datant de l’époque coloniale. Une maison qu’il avait achetée en 1942 après avoir habité dans le chef-lieu Saint-Denis. En pleine guerre mondiale une grande misère sévissait à La Réunion, il a dû acheter une propriété agricole pour travailler la culture du géranium et arrondir ses fins de mois. Je me suis alors intéressé à cet exil, car il y avait un vide historique sur cette période de sa vie.  Nous connaissons Abdelkrim El Khattabi pendant la guerre du Rif de 1920 à 1926, sa participation à la libération du Maghreb à travers la ligue arabe contre le colonialisme de 1947 à 1963, mais à ce jour aucune recherche ne traitait de son exil à la Réunion de 1926 à 1947, il y avait donc un intérêt à se pencher sur cette partie de l’histoire.

Qu’est ce que les populations locales à la Réunion ont gardé comme souvenir du passage d’Abdelkrim Al Khattabi dans l’île ?

C’est surtout avec la bourgeoise réunionnaise que la famille El Khattabi était plus en lien, comme la puissante famille de l’avocat français Jacques Vergès. J’ai récolté de nombreux récits, surtout dans les familles indo-musulmanes. Abdelkrim leur apprenait l’arabe par exemple. Les gens que j’ai interviewés m’ont raconté qu’ils jouaient au football, où allaient se baigner dans les cascades, avec les enfants d’Abdelkrim.

Les Réunionnais les aimaient beaucoup. Les filles du résistant sont décrites comme très belles, parées de leurs habits rifains. Les garçons allant au lycée ils ont tous eu leur bac, les filles avaient des institutrices à la maison. Même si les autorités ont mis la famille à l’écart et sous surveillance au début de l’exil, ils ont peu à peu intégré cette société créole et les Réunionnais gardent de très bons souvenirs. Dans les lettres des renseignements généraux français, Abdelkrim El Khattabi est décrit comme quelqu’un de très digne, croyant et droit, respectant les valeurs de l’islam.

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Comment en êtes-vous, arrivé à faire une exposition photo sur l’exil de Mohammed V à Madagascar ?

Les liens entre cette partie de l’océan Indien et le Maroc ne s’arrêtent pas à La Réunion, moins de dix ans après la fin de l’exil d’Abdelkrim commençait un autre exil, celui de Sa Majesté Mohamed V à Madagascar de 1954 à 1955. C’est donc toujours dans l’idée de combler un vide historique que j’ai entrepris cette seconde recherche chronologique. Pour cela j’ai rencontré des Malgaches et des Réunionnais qui avaient connu Mohammed V lors de son exil, notamment Ismaël Kathrada qui était commerçant à Antsirabé.

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Un grand nombre des photos inédites de l’exposition viennent de sa famille. Depuis 2015 nous avons travaillé sur cette exposition que nous avons présentée à l’hôtel des Thermes à Sa Majesté Mohammed VI lorsqu’il est venu à Madagascar en novembre 2016 pour le sommet de la francophonie. A cette occasion Sa Majesté a décoré d’un Wissam Ismail Kathrada ami du défunt roi et témoin vivant de cet exil. Cela a été un moment fort en émotion pour tous.

L'hôtel des Thermes.
L’hôtel des Thermes.

Quelles sont les photos les plus marquantes de cette exposition ?

Il y a de nombreuses photos, par exemple celle ou le roi est avec la princesse Lalla Amina, née pendant l’exil. Mohammed V était très attaché à cette petite pendant son exil, c’était sa lumière d’espoir vers une vie meilleure, comme une renaissance, un renouveau pour un retour au pays.

Le roi Mohammed V et la princesse Lalla Amina
Le roi Mohammed V et la princesse Lalla Amina

Les autres photos marquantes sont toutes celles où Mohammed V est dans la mosquée, où il mène la prière et fait le prêche tous les vendredis. Alors qu’il vit modestement, il offrait toutes les semaines le couscous à une cinquantaine de personnes. On voit sur les photos les deux rangées de nattes où étaient servis les plats.

Le roi Mohammed V, avec le prince héritier Moulay Hassan et Moulay Abdellah à la mosquée d'Antsirabé.
Le roi Mohammed V, avec le prince héritier Moulay Hassan et Moulay Abdellah à la mosquée d’Antsirabé.

En 1959, lors de son retour à Madagascar en tant que roi en compagnie du prince Hassan, des photos le montrent en train de donner la première enveloppe de don à la mosquée malgache. Pendant son exil, on le voit aussi apprendre l’arabe aux Malgaches, comme l’a fait El Khattabi à la Réunion.

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Quels sont les points communs entre ces deux personnalités marocaines exilées ?

Ce sont deux grandes figures marocaines du XXe siècle exilées dans les îles de l’océan Indien. L’un résiste au colonialisme espagnol, l’autre demande la libération et l’indépendance du Maroc face au protectorat français. Ce sont deux personnages politiques qui ont été exilés dans les colonies françaises de l’océan Indien  pendant l’époque coloniale entre 1912 et 1956. C’est éloignement géographique à l’autre bout de l’Afrique les isole du fait politique et de tout lien avec leur pays natal. A l’inverse, la reine malgache d’abord exilée à la Réunion fut par la suite déportée en Algérie. Voilà les stratégies coloniales de la France de cette époque.

D’un point de vue humain, tous les deux étaient ouverts et chaleureux aux populations locales. Dans les témoignages que j’ai recueillis, il n’y a surtout des récits de vie positifs. Tous me disent que c’étaient des personnes qui ne se plaignaient pas, alors qu’il faut rappeler qu’Abdelkrim El Khattabi gagne la médaille du plus long exil que le France ait fait endurer à aux résistants ou monarques déportés, soit 21 ans. La vie en exil n’est jamais facile.

Vous préparez maintenant un ouvrage sur l’exil de Mohammed V, après celui sur Abdelkrim Al Khattabi. Pourquoi est-ce important de raconter ces récits ?

Avec cette exposition puis l’ouvrage qui va sortir en novembre prochain sur l’exil de Mohammed V, nous contribuons à combler un vide historique sur cette période de l’exil de Sa Majesté Mohamed V. L’exil à Madagascar est finalement peu connu, car c’est une période où la famille royale a beaucoup souffert, comme tout exilé, du manque de confort et de l’éloignement du pays natal dans un contexte politique en tension.

Je souhaite apporter au Maroc une partie de l’histoire qui lui manque, histoire située en dehors du territoire national. L’éducation des enfants dans les familles où à l’école se fait d’abord par une meilleure connaissance de soi. L’histoire locale ou internationale permet à chacun de mieux se situer dans ce monde et c’est donc important que chaque enfant connaisse ses origines historiques pour avancer et se développer pleinement en sécurité.

C’est aussi un honneur d’avoir présenté l’ouvrage  sur l’exil d’Abdelkrim à Sa Majesté Mohammed VI lors de la fête du trône. Cette valorisation permet de reconnaître l’histoire du ce Rifain et de sa famille en exil, et d’intégrer la résistance d’Abdelkrim El Khattabi face à l’Espagne dans l’histoire nationale.

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