Comprendre l'affaire Hamieddine-Ait El Jid en cinq points

Pourquoi Abdelali Hamieddine a-t-il été inculpé pour complicité d’assassinat dans l’affaire Benaissa Ait El Jid, alors qu’il a purgé une peine de deux ans de prison pour les mêmes faits dans les années 90 ? Pour comprendre le raisonnement de la décision du juge d’instruction, il faut remonter le fil d’un feuilleton judiciaire long de 26 ans. 

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L'élu PJD Abdelali Hamieddine Crédit: Tniouni/TelQuel

Vingt-six ans après, la mort de Benaissa Ait El Jid fait encore des remous. Vingt-six ans durant lesquels les procès, avec leurs lots de condamnations et d’acquittements se sont succédé, défrayant la chronique. Ces derniers jours, l’affaire a pris une nouvelle tournure. Abdelali Hamieddine, un des leaders du Parti de la justice et du développement, très proche de l’ex-Chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, s’est vu accusé d’être coauteur de l’assassinat de l’étudiant gauchiste par le juge d’instruction de la Chambre criminelle près la Cour d’appel de Fès.

Que s’est-il passé il y a 26 ans ?  

Pour comprendre cette affaire, il faut remonter en 1993. A cette époque, l’université Sidi Mohammed Benabdellah de Fès, également connue sous le nom de Dar El Mehraz, vit déjà au rythme d’une rivalité électrique entre étudiants gauchistes et islamistes. Les affrontements, sur fond de guéguerres territoriales, sont réguliers. Le jeudi 25 février, Mohamed Ait El Jid — dit « Benaissa » –  prend part aux côtés de son camarade Haddioui El Khammar à une longue réunion avec le doyen de l’Université autour des revendications estudiantines.

Ils quittent l’établissement vers 14 h 30 à bord d’un petit taxi en direction de Hay Lirak. Le véhicule est caillassé au niveau du quartier industriel Sidi Ibrahim par une trentaine de personnes, qui parviennent à arrêter le taxi. « Les agresseurs se divisent alors en deux groupes, un pour moi et un pour Ait El Jid », raconte El Khammar dans sa déposition. Celui-ci est d’ailleurs l’unique témoin des faits. Son témoignage est ainsi un élément clé de l’affaire. D’après lui, Ait El Jid a été immobilisé à terre avant de recevoir une bordure de trottoir sur le crâne. L’autopsie du corps de la victime conclura d’ailleurs qu’Ait El Jid – décédé quelques jours plus tard à l’hôpital – est mort des suites d’une blessure grave au niveau du crâne.

Abdelali Hamieddine a-t-il déjà été condamné pour cette affaire ? 

Lorsque la justice se saisit de l’affaire, elle décide de poursuivre El Khammar, Abdelali Hamieddine, ainsi qu’Omar Rammach, que la police a retrouvé sur les lieux du crime, en plus du défunt. Ces deux derniers appartiennent à la mouvance islamiste. Le 4 mai 1994, les trois hommes sont condamnés chacun à deux ans de prison ferme pour « participation à une rixe au cours de laquelle sont exercées des violences ayant entraîné la mort », selon les dispositions de l’article 405 du Code pénal.

Les peines sont confirmées en appel, puis en cassation. L’actuel leader du PJD est emprisonné, d’abord à Ain Kadous, puis à Errachidia. En 2004, bien après avoir purgé sa peine, il saisit l’Instance Équité et Réconciliation, à laquelle il réclame des dédommagements en réparation de « la torture subie lors de son arrestation ». L’IER répond favorablement, et Hamieddine est indemnisé à hauteur de 82.900 dirhams.

Jusque-là, la mort de Benaissa Ait El Jid, n’a, aux yeux de la Justice, constitué qu’un simple délit. Mais plus tard, en 2006, un individu du nom de Omar Mouhib, affilié à Al Adl Wal Ihsane, est arrêté. La justice le reconnaîtra comme étant le coupable principal dans la mort d’Ait El Jid. Il est condamné en 2007 à 10 ans de prison pour homicide volontaire, verdict confirmé en appel deux ans plus tard, rendu définitif en 2011 après le rejet de son pourvoi en cassation. La condamnation de Mouhib est directement liée au témoignage d’El Khammar, l’accusant d’avoir jeté le trottoir qui a violemment heurté Ait El Jid au niveau du crâne.

Pourquoi cette affaire revient-elle sur les devants de la scène ? 

Le 26 décembre 2016, le témoin clé revient à la charge, impliquant cette fois-ci Abdelouahed Krioul et Taoufik Elkadi, qui ont selon lui également jeté la bordure de trottoir sur la tête du défunt. Autre nouveauté, Abdelali Hamieddine est accusé par le témoin d’avoir immobilisé Ait El Jid en fixant son pied sur sa gorge, aidant ainsi à son exécution. Les cas de Krioul et Elkadi sont traités devant la Chambre criminelle de première instance près la Cour d’appel de Fès depuis le 26 septembre 2017 pour complicité d’homicide volontaire. Ils n’ont toujours pas été jugés.

Entre temps, la famille de Benaissa Ait El Jid cherche activement à faire reconnaître la culpabilité d’Abdelali Hamieddine. Une première plainte, déposée en 2012, avait été classée sans suite par le procureur général de Fès, qui évoque l’existence d’une « décision judiciaire définitive ayant acquis la force de la chose jugée ». En d’autres termes, Hamieddine ayant déjà fait l’objet d’une condamnation pour les mêmes faits, il ne pourrait donc pas être poursuivi une nouvelle fois. Rebelote en 2013, avec une nouvelle plainte.

Fin 2017, une troisième plainte est déposée. Abdelali Hamieddine est convoqué en mars 2018 à comparaître devant le juge d’instruction. Lors de son audition, il estime que le dossier est « clos » car ayant déjà été jugé pour ces faits. Il ajoute également qu’il « n’est pas concerné » par les événements décrits par le témoin El Khammar.

Il rappelle également les deux plaintes dont il avait précédemment fait l’objet et qui ont été toutes deux classées sans suite, quelques années plus tôt. Pour le reste, il opposera son droit au silence. A-t-il réellement immobilisé le corps d’Ait El Jid ? Pas de réponse. Connaissait-il Ait El Jid ? Pas de réponse.

Pourquoi Abdelali Hamieddine est-il de nouveau poursuivi ? 

Après plusieurs mois d’instruction, Abdelali Hamieddine est finalement poursuivi pour « complicité d’assassinat », selon les dispositions des articles 128, 392, 393, 394 et 395 du Code pénal. Pour le juge d’instruction, le témoignage d’El Khammar apporte de nouveaux éléments n’ayant pas été étudiées lors du procès originel (lors duquel Hamieddine avait été condamné à 2 ans de prison), ce qui justifie selon lui de nouvelles poursuites, car il ne s’agit pas du même chef d’inculpation que 26 ans auparavant.

En outre, le magistrat étaye son argumentation avec l’article 369 du Code de procédure pénale qui dispose que « tout prévenu acquitté ou absous ne peut plus être poursuivi en raison des mêmes faits, même sous une qualification juridique différentes ». Hamieddine n’ayant pas été acquitté, mais bel et bien condamné, l’article 369 ne ferait pas obstacle au déclenchement d’une nouvelle poursuite judiciaire.

Quelles réactions après ce rebondissement ?

Les « frères » de Hamieddine n’ont pas tardé à réagir. Dans un communiqué publié dans la soirée du 10 décembre et signé par son secrétaire général Saâd Eddine El Othmani, le PJD a expliqué qu’il a appris avec « une grande surprise la décision du juge d’instruction de la Cour d’appel de Fès de le poursuivre (Hamieddine, NDLR) alors que la justice avait déjà rendu son verdict pour ces mêmes faits en 1993 ». Pour le parti, « la réouverture de ce dossier (…) est contraire aux dispositions de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) » en vertu duquel « nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays ». Pour suivre de près l’évolution du dossier, le parti du Chef du gouvernement a décidé de constituer une commission spéciale qui sera présidée par Mustapha Ramid. Le ministre d’État chargé des droits de l’Homme, qui considère cette nouvelle inculpation contraire aux principes d’une « justice équitable », «fournira également le soutien et l’appui nécessaires au frère Abdelali Hamieddine» pendant son procès.

Les magistrats, à travers quatre associations professionnelles, se sont réunis quatre jours plus tard pour dénoncer collégialement des propos « irresponsables » de la part du ministre Mustapha Ramid. Pour certains d’entre eux les propos de Mustapha Ramid constituent un « discrédit jeté sur une décision juridictionnelle », passible d’un mois à un an de condamnation selon le Code pénal marocain. Le substitut du procureur général Hakim Elouardi – connu pour avoir représenté le ministère public lors du procès des détenus du Hirak à Casablanca – a pris la défense du juge d’instruction. À travers une tribune publiée sur sa page Facebook puis dans le quotidien Al Ahdath Al Maghribiya, il répond point par point aux remarques du camp islamiste, ce qui lui a valu d’être taxé de « procureur en charge du parti de la Justice et du développement » par Me Idrissi, avocat de Hamieddine.