Libraires : métier en transformation

La pandémie du Covid-19 a porté un coup dur à une profession déjà très fragile, mais les principales librairies ont tâché non seulement de survivre, mais de se réinventer.

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Les libraires s’inquiètent, entre autres, des investissements nécessaires à la réouverture : près de 5000 dirhams pour s’équiper en distributeurs de gel hydroalcoolique, masques, gants, thermomètre, tapis et autres marqueurs au sol. Crédit: Fred TANNEAU / AFP

On n’est pas restés les bras croisés”, martèle Hassan Kamoun, directeur de la Librairie de Paris, à El Jadida, et président de la jeune Association des libraires indépendants du Maroc (ALIM). “Nécessité fait loi”, ajoute Souad Balafrej, de l’historique Kalila wa Dimna à Rabat.

Depuis mi-mars, entre l’état d’urgence sanitaire, le confinement et les incertitudes liées autant à la pandémie qu’à l’avenir, les librairies ont connu une forte période de tourmente. Certaines ont fermé. D’autres sont restées ouvertes, mais avec un système de retrait de livres précommandés et des horaires aménagés. La plupart ont proposé un service de livraison à domicile. Pour toutes, le chiffre d’affaire s’est écroulé.

Mars, avec le Salon international de l’édition et du livre de Casablanca ou les programmes de rencontres-signatures, n’a pas été le pire mois, même si des baisses par rapport à l’exercice de l’année précédente ont été enregistrées. Mais “en avril, c’était zéro”, s’inquiétaient Stéphanie Gaou, des Insolites à Tanger, et Emmanuelle Sarrazin, de La Petite Librairie à Marrakech. “On a pu récupérer 20 à 30% de notre chiffre d’affaires habituel”, explique Hassan Kamoun, juste de quoi assurer les charges fixes.

“En trois mois, 40% de notre activité est à l’arrêt”

Caroline Dalimier, Livremoi.ma

Les situations sont très différentes d’une librairie à une autre, selon qu’elles vendent du livre scolaire et de la papeterie ou non, qu’elles travaillent avec des collectivités ou qu’elles aient une activité mixte (de type librairie/galerie d’art). Caroline Dalimier dirige Livremoi.ma, qui était au départ une librairie en ligne, avant de se doubler d’une librairie physique à Casablanca. “En trois mois, 40% de notre activité est à l’arrêt: 10% sur les événements en librairie ou dans les instituts culturels, et c’est mort jusqu’à la fin de l’année ; et 30% de commandes d’écoles, d’universités, de médiathèques, dont je crains qu’il n’y ait pas de report, ou que ça soit divisé par deux. Le chiffre d’affaires du site a augmenté, et le défi était de ne pas perdre celui de la librairie physique. Donc sur les 60% de notre activité non institutionnelle, de vente aux particuliers, on a limité les dégâts en en gardant 70%”.

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Les charges fixes sont lourdes : loyer, salaires, taxe professionnelle… L’indemnité mensuelle Covid assumée par la CNSS a été la bienvenue. Kalila wa Dimna s’estime heureuse d’être locataire du ministère des Habous, qui a accordé une dispense de deux mois de loyer. Sans oublier le coût des stocks non désirés à cause des événements annulés, qu’il sera coûteux de retourner, et bien sûr les échéances à régler à des fournisseurs parfois peu compréhensifs. Après une période d’arrêt, que certains ont mise à profit pour faire l’inventaire ou du recouvrement d’impayés, la fonte plus ou moins rapide de la trésorerie a imposé de trouver des solutions.

Réseaux sociaux à la rescousse

Premiers alliés: les réseaux sociaux, pour se rappeler au bon souvenir des clients et leur faire connaître les livres en stock. Car pas question d’approvisionnement nouveau, du moins à court terme. Les principaux distributeurs marocains étaient soit à l’arrêt, soit maintenaient un service minimum, avant une reprise envisagée seulement début juin. Les librairies n’ont donc pu recevoir que leurs commandes de février et mars, au compte-goutte. Quant aux importations, elles ont aussi dépendu des fournisseurs étrangers : “Toutes mes commandes du Liban et d’Égypte étaient bloquées”, explique Haissam Fadel, de la Librairie du Centre culturel arabe, à Casablanca.

“Présenter les livres sur de nouveaux canaux demande du temps: j’ai travaillé 80 heures par semaine, mais c’était vital”

En France, on a eu quelques arrivages aériens et maritimes, c’était aléatoire. On a donc cherché d’autres fournisseurs locaux et passé beaucoup de temps sur l’approvisionnement”, précise Caroline Dalimier. Sur Instagram et Facebook ont fleuri les photos de rayonnages et les vidéos de présentation de sélections, tandis que les catalogues étaient diffusés sur WhatsApp. “J’ai fait dix fiches de lecture par semaine et des conseils personnalisés en vidéo”, raconte Stéphanie Gaou. “On vous envoie un message WhatsApp: ‘Vous avez des livres pour un enfant de 4 ans?’ et il faut filmer la sélection, montrer l’intérieur… Présenter les livres sur de nouveaux canaux demande du temps : j’ai travaillé 80 heures par semaine, mais c’était vital”, témoigne Caroline Dalimier.

“La Petite Librairie n’a pas un magasin avec pignon sur rue, c’est plutôt une librairie en chambre, ouverte le samedi matin et sur rendez-vous dans un quartier décentré, donc je n’ai pas beaucoup de clientèle de passage, c’est pourquoi elle vit beaucoup avec Facebook”, explique Emmanuelle Sarrasin, qui s’est mise à toute vitesse à Instagram pour proposer des sélections de livres-jeux, livres atelier, livres créatifs.

Sa trouvaille: poster tous les soirs une vidéo sur Facebook où elle dit une histoire, pour les grands, les tout petits, toute la famille. “Je propose beaucoup de contes africains et du Maghreb, on m’a appelée pour me demander des contes berbères… Certaines ont été vues plus de 1 300 fois, ont été reprises dans des centres de formation des maîtres pour des exercices pédagogiques! Et ça a créé une communauté autour de La Petite Librairie”, qui lui a valu des commandes dans tout le Maroc.

Livraisons à domicile ou dans des points de rendez-vous en ville, envois de colis par la Société des transports du Maroc (SDTM) ou par Amana… les libraires ont cherché à atteindre de nouveaux clients. Leur rôle de commerce de proximité étant fragilisé bien avant la pandémie, ils ont su constituer des cercles autour de leurs spécialités respectives. Stéphanie Gaou se félicite d’avoir touché des jeunes dans des villages du Rif, en quête de lectures “assez pointues”, philosophie, poésie bilingue…

Saïd Akdim, de DSM à Casablanca, souligne un regain d’intérêt pour les auteurs marocains. Chez Livremoi, on s’est rué sur les best-sellers et les grands classiques : La Peste, L’Amour au temps du choléra… À Al Mouggar, Samar Hoballah a pu toucher “beaucoup d’étrangers qui étaient bloqués à Agadir”, et a découvert l’intérêt de nombreux clients pour le matériel de peinture…

Les libraires ont tenu à se repositionner comme acteurs dans la ville, en participant à des chaînes de solidarité via des systèmes de parrainage ou de dons qui ont permis d’offrir des livres à des particuliers ou à des associations. Samar Hoballah a ainsi reçu un bon de commande de l’Institut français du Maroc pour les associations des environs d’Agadir.

Les Insolites ont alimenté la bibliothèque ambulante de l’association Voie des migrants, tout en bénéficiant d’une campagne de solidarité de la part d’artistes qui y ont exposés (dont le photographe Zakaria Aït Wakrim) vendant leurs œuvres au profit de la librairie. Chaque opération a donné lieu à une large communication sur les réseaux sociaux.

Le cœur du plaidoyer de l’ALIM porte sur la nécessité d’une loi sur le livre, protégeant les libraires.Crédit: TOUMI

Indispensable mise à jour

“Le virus a accéléré notre projet. Mais il est difficile de sortir entre 130 et 300 000 dirhams pour un site marchand à cette période, qu’il faudra du temps pour rentabiliser”

Brahim Boulahcen, Maârif Culture

Cette vitalité y était d’autant plus nécessaire que la profession était dans l’ensemble très en retard sur la question de l’équipement informatique. Beaucoup n’avaient pas de site internet, ou alors pas à jour, soit par manque de culture numérique, soit à cause du coût trop élevé du développement. Maârif Culture à Casablanca a fini par lancer le sien. “Le virus a accéléré notre projet. Mais il est difficile de sortir entre 130 et 300 000 dirhams pour un site marchand à cette période, qu’il faudra du temps pour rentabiliser. C’est aussi du travail en plus car il faut être proactif, penser à la logistique, l’animer, faire du marketing digital…”, explique Brahim Boulahcen.

La pandémie ayant accéléré l’élan vers le digital, une crise a eu lieu lorsque le distributeur importateur Sochepress a décidé, en avril, de créer son site de vente en ligne aux particuliers. “Il a fallu leur faire comprendre que cette concurrence serait le coup de grâce pour les librairies, et ils ont reculé”, explique Hassan Kamoun.

Dans ce plaidoyer pour le respect de la chaîne du livre, l’ALIM a eu un rôle important. L’association travaille actuellement à une plateforme commune de marketplaces, “du type Placedeslibraires.fr ou Leslibrairiesindépendantes.be”, mutualisant les informations sur les stocks et orientant le client vers la librairie la plus proche. Les enjeux sont le coût de l’abonnement au logiciel, “qui pourrait être subventionné par le ministère de la Culture”, mais aussi sa capacité à donner l’information en temps réel.

Outre son soutien à ses 34 membres et l’animation de débats interprofessionnels par vidéoconférences, renforçant la solidarité d’une profession plutôt individualiste, l’ALIM a permis de discuter de nombreux sujets de préoccupation: la crainte de la résurgence du piratage, les coûts d’expédition du livre… “Un envoi par Amana coûte 46 dirhams, soit la moitié du prix d’un livre de poche”, insiste Saïd Akdim, qui s’inquiète aussi des investissements nécessaires à la réouverture – près de 5000 dirhams pour s’équiper en distributeurs de gel hydroalcoolique, masques, gants, thermomètre, tapis et autres marqueurs au sol.

Si le marché de la rentrée scolaire, principale rentrée d’argent annuelle, ne commencera pas avant juillet, il s’interroge sur les répercussions sur son chiffre d’affaires s’il ne peut accueillir que cinq personnes au lieu de vingt. Sans parler des pratiques abusives de certains fournisseurs qui refusent les retours et font porter le risque sur les seuls libraires, et surtout des risques de retour de la pandémie…

Mais surtout, l’ALIM a eu un rôle d’interface avec les pouvoirs publics. L’association a été en discussion avec le ministère de la Culture pour le règlement des arriérés de subventions aux librairies culturelles en attente depuis 2017, et pour une subvention spéciale Covid qui prendrait la forme d’achats pour les bibliothèques publiques. Elle a également plaidé pour la réouverture “pour tout le monde, car à la reprise, il y a eu des malentendus entre ministères de la Culture et de l’Intérieur et quelques librairies ont été fermées”.

Le fait que le ministère appelle le jour de l’Aïd “pour nous donner 24 heures pour préparer la réouverture” a été apprécié, témoigne Caroline Dalimier, qui salue aussi la possibilité désormais offerte par le ministère de la Communication d’effectuer en ligne la validation des importations.

Mais le cœur du plaidoyer porte sur la nécessité d’une loi sur le livre, protégeant les libraires. “Une rencontre est prévue avec la directrice du Livre, Latifa Mouftaqir”, explique Hassan Kamoun. “On dit à l’État que plutôt qu’une subvention qui sauve la trésorerie d’un mois, il faut faire en sorte que les commandes publiques des ministères, de l’enseignement public, de la formation professionnelle etc., passent par les librairies et non par les distributeurs”, insiste Caroline Dalimier, qui appelle aussi à une grande campagne de sensibilisation “pour faire comprendre que l’école ne fait pas tout, et que sans école, c’est télé ou écran tout le temps pour les enfants… Pour donner toutes les chances à vos enfants, faites-les lire!”

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