Rahm Emanuel, “Chief of Staff” de la première administration Obama, avait pour habitude de clamer que toute crise sérieuse était une occasion qui ne devrait jamais être gaspillée. Selon ses propres mots : “You never want a serious crisis to go to waste. And what I mean by that is an opportunity to do things that you think you could not do before.”
La question est donc de savoir quelles sont ces choses que nous, Marocains, pourrions faire face à la crise économique et sanitaire la plus sérieuse depuis les années 1930, et auxquelles nous n’aurions pas forcément pensé auparavant.
La réponse est simple, évidente et nous est même imposée par le plus formidable développement de cette année 2020 : l’adoption par les plus grandes institutions financières d’une nouvelle classe d’actifs, les digital assets — et d’abord du premier et du plus célèbre d’entre eux, le Bitcoin —, couplée à l’éveil progressif du monde financier international aux potentialités de la Decentralized Finance, ou DeFi pour les initiés, qui va impliquer pour la finance traditionnelle ce qu’Internet a impliqué pour le commerce physique, en plus rapide et en beaucoup plus radical.
S’inspirer de Bezos
C’est tout simplement l’avènement de “l’Argent-Internet”, un argent dématérialisé non pas au sens du paiement classique que nous faisons avec notre carte bancaire en ligne, mais au sens où cet argent n’existe que sur Internet, se crée et s’échange sur la seule base de la puissance de calcul cryptographique des ordinateurs des participants, et surtout devient programmable à volonté pour faire et défaire des relations contractuelles elles-mêmes programmées sur la base d’algorithmes rendant obsolète l’intervention d’un tiers de confiance.
La DeFi en est aujourd’hui au stade auquel était Jeff Bezos lorsqu’il vendait des livres sur un Internet balbutiant depuis son petit bureau avec trois collaborateurs ; elle imposera à la finance classique exactement ce qu’a fait Bezos au commerce traditionnel, une remise en question profonde de son “business model” avec la possibilité certaine d’être beaucoup plus rapide qu’Amazon dans l’affirmation de sa suprématie, car elle manipule un objet qui est au centre de toute société humaine, le fondement de toute économie organisée et l’instrument ultime de puissance et de domination : le signe monétaire.
Un nouveau monde a donc profité de la crise de l’année 2020 pour prétendre de manière très crédible à la légitimité, celui des actifs digitaux et celui de la finance décentralisée, qui va en organiser la circulation entre les agents économiques, et ce au moment même où les actifs de la finance classique donnent des signes d’essoufflement après maintenant 50 ans d’un système dollar décorrélé de toute référence à sa valeur intrinsèque (étalon-or abandonné par Nixon en 1973), système qui est poussé à bout par les vagues successives de création monétaire depuis la crise de 2008 avec une accélération insoutenable en 2020 (dont 900 nouveaux milliards de dollars pour le seul mois de décembre 2020 dans le cadre de la relance économique aux États-Unis).
Avec seulement 29 % du PIB mondial, les États-Unis continuent de produire des dollars pour financer 80 % du commerce mondial qui se fait dans leur monnaie, et assument donc les déficits commerciaux nécessaires à cette production.
C’est là un jeu qui a toujours eu une fin dans l’histoire des expériences de monnaie papier, et il n’est donc pas étonnant d’entendre maintenant le FMI appeler à un nouveau “Bretton Woods”, ni étonnant de voir les plus grandes banques centrales travailler sur leur propre version d’une cryptomonnaie (la Banque centrale de Chine ayant déjà mis en circulation la sienne en mode test sur quelques régions du pays) ; quelque chose est en train de changer et de changer vite, dans un contexte d’incertitude économique forte et de modification accélérée des habitudes sociales.
Un nouveau Bretton Woods ?
Comment pouvons-nous alors, en tant que Marocains, faire que cette terrible crise — restructuration prochaine des mécanismes de Bretton Woods ou leur abandon pur et simple, chute des recettes fiscales et des rentrées de devises, chute des investissements internationaux, relocalisation des industries à forte valeur ajoutée dans les pays émetteurs, pour ne citer que ces quelques éléments — devienne une formidable opportunité pour notre économie ?
La réponse est évidente : il nous faut embrasser de tous nos bras cette révolution technologique en cours et d’abord en mettant à profit nos avantages concurrentiels immenses pour cette adoption, une jeunesse nombreuse avide de connaissances et douée pour les sciences quand elle est bien formée, du soleil et du vent à profusion dans un climat plus ou moins tempéré pour produire le courant électrique devant alimenter cette technologie.
Nous sommes aujourd’hui en mesure, si nous le voulons, d’offrir à notre jeunesse des débouchés formidables tout en transformant notre soleil et notre vent en actifs digitaux susceptibles de nous libérer de la servitude de la dette internationale, voire de la dette tout court, et de nous donner les moyens du développement social que nous souhaitons pour les prochaines générations.
Une gigantesque ferme de minage de Bitcoin dans nos provinces du sud, telle que proposée par des investisseurs privés internationaux, est une excellente idée, et doit être un accélérateur dans la prise de conscience de nos décideurs du potentiel inégalé de cette technologie pour l’avenir de notre pays.
Il nous faut adopter une véritable stratégie nationale de formation dans les grands centres d’excellence déjà opérationnels (publics et privés), aux sciences de la cryptographie et de la blockchain pour former les futurs développeurs de très haut niveau dont nous allons avoir besoin dans le monde qui s’annonce ; il nous faut aussi former (en cycles plus courts) des techniciens du minage de cryptomonnaies capables de superviser l’activité de fermes de minage, des économistes et financiers spécialisés dans la gestion et le trading d’actifs financiers digitaux, des ingénieurs capables de faire la maintenance/évolution des parcs de machines de minage…
Bref, de mettre nos jeunes en mesure de se former pour adopter cette pléthore de métiers du futur, et à tout le moins d’être capables de profiter de cette opportunité unique de transformer les éléments naturels de leur pays en revenus, à un moment critique où les débouchés de l’économie classique sont de moins en moins disponibles.
La blockchain vivra
À tous ceux qui demandent à être convaincus davantage, il convient de dire que même si le Bitcoin disparaît (ce qui est très improbable vu que les Chinois en possèdent plus de la moitié et que sa nature d’instrument de réserve de valeur vient d’être enfin reconnue par JP Morgan, Goldman Sachs, Fidelity et le reste des institutions qui dominent le système financier mondial), sa technologie sous-jacente, la blockchain, ne disparaîtra pas, la finance décentralisée qui en dérive ne disparaîtra pas, comme Amazon ne disparaîtra pas, sauf à être disruptée par plus technologique qu’elle.
Nous n’étions peut-être pas en mesure de prendre la révolution industrielle en marche, ni plus tard la révolution informatique, ni même celle de l’Internet, mais nous avons tous les moyens de prendre en marche le “train actuel” qui ne nécessite que les matières premières les plus abondantes de ce pays, de la matière grise jeune et motivée, du soleil et du vent pour lui faire transformer du courant électrique en actifs digitaux, technologiquement solides, et que le monde va s’arracher dans les prochaines années.
2021 devrait confirmer ce que 2020 nous annonce avec tant d’insistance, l’avènement d’un nouveau monde. Au Maroc d’y prendre sa place avec l’audace qui a toujours caractérisé ses leaders les plus visionnaires.
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