Au cours du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le mercredi 20 février 2019, devant un parterre de plus de 1000 invités munis d’un badge “Tous unis contre l’antisémitisme”, Emmanuel Macron, président de la République française, a accédé à la demande formulée quelques minutes plus tôt par Francis Kalifat, président du CRIF. Le chef d’État français a ainsi annoncé que la France allait adopter, dans ses textes de référence, la définition de l’antisémitisme validée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), c’est-à-dire élargie à l’antisionisme. L’antisionisme est “une des formes modernes de l’antisémitisme”, a-t-il souligné.
Déjà, le lundi 7 mars 2016, devant les mêmes instances, Manuel Valls, alors Premier ministre, avait déclaré : “Il y a l’antisionisme, c’est-à-dire tout simplement le synonyme de l’antisémitisme et de la haine d’Israël.” Émanant des plus hautes autorités de la République française, ces deux déclarations — auxquelles on pourrait joindre beaucoup d’autres —, montrent s’il en était besoin que la confusion entre antisémitisme et antisionisme a été portée au niveau d’une sorte de doctrine d’État.
Cette doctrine est profondément erronée et dangereuse.
Assurément beaucoup d’antisémites, et de la pire espèce, se sont recyclés dans l’antisionisme. C’est l’un des effets pervers de la criminalisation légale de la détestation des juifs. Comme le torrent au courant duquel un barrage tente de faire obstacle, interdire légalement une haine, conduit cette haine à prendre d’autres chemins. On ne change pas les passions humaines par décret, et les paroles, aujourd’hui, du Président comme celles, hier, d’un Premier ministre, ne sont pas faites pour apaiser les esprits. Elles n’arracheront même pas les masques que portent les mauvais bergers du peuple français, qui se régalent déjà de ces discours trompeurs.
Et s’il est un lieu où ces hauts responsables n’auraient pas du se livrer à des improvisations malheureuses, c’est bien devant le CRIF. On veut bien parier que M. Macron ne tiendrait pas le même discours devant des instances musulmanes.
On doit d’abord remarquer que l’immense majorité des Arabes sont antisionistes. Or les Arabes, comme chacun sait, sont des sémites. Les traiter d’antisémites parce qu’ils sont antisionistes est évidemment absurde — à moins de les supposer tous atteints de la haine de soi — la fameuse Selbsthaß si bien décrite par Theodore Lessing dans le livre qu’il a publié en 1930 sous le titre Der jüdische Selbsthaß (littéralement : la haine de soi juive).
Mais la confusion entre antisémitisme et antisionisme est aussi une insulte pour tous les juifs qui s’opposent au sionisme. Ils sont de plus en plus nombreux aujourd’hui à être offusqués par la politique menée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou. Par exemple, Dana Milbank, un fidèle du rabbin américain Danny Zemel, chroniqueur au Washington Post qui ne passe pas pour un journal antisémite, titrait en septembre dernier l’un de ses articles : “Les juifs américains contemplent Israël avec horreur”. Dans d’autres pays, la parole juive, si elle était plus libre, exprimerait en public la même consternation.
Cette opposition juive au sionisme, on l’ignore trop souvent, est ancienne. D’abord parce que seul un petit nombre de survivants du génocide hitlérien durent leur vie aux efforts du mouvement sioniste, comme l’a reconnu Tom Segev dans l’un de ses ouvrages. En fait, c’est depuis des décennies que des juifs de renom s’opposent au sionisme, comme je l’ai montré dans mon dernier livre Le Siècle Balfour. En voici quelques exemples, qui montrent qu’avant même la création de l’État d’Israël, le ver était dans le fruit :
En 1930, Sigmund Freud écrivait à son ami Albert Einstein : “Je ne peux trouver en moi l’ombre d’une sympathie pour cette piété fourvoyée qui fabrique une religion nationale à partir du mur d’Hérode, et pour l’amour de ces quelques pierres, ne craint pas de heurter le sentiment des populations indigènes.” (lettre du 26 février)
L’immense philosophe que fut Martin Buber, cette “sentinelle de l’humanité », comme le qualifie son biographe, Dominique Bourel, a eu le pressentiment, en 1927, que l’œuvre des colons juifs en Palestine était “funeste”, reprenant, consciemment ou non, un qualificatif appliqué aux juifs par Nietzsche lui-même.
En 1919, en marge de la Conférence de paix de Versailles, au moment où est discuté le sort de la Palestine, Sylvain Lévi, qui siège dans la commission des affaires palestiniennes, souligne les problèmes inévitables que susciterait l’établissement d’une entité juive : la Palestine est un pays exigu habité par plus de 600.000 Arabes, elle ne pourrait recevoir tous les émigrés juifs qui désireraient y vivre sans que les premiers ne fussent dépossédés par les nouveaux venus. De plus, explique-t-il, l’existence d’une telle entité introduirait partout dans le monde juif le principe dangereux de la double allégeance.
Remontons encore le temps, jusqu’à 1917, l’année de la “Déclaration Balfour” (2 novembre), selon laquelle “le Gouvernement de Sa Majesté [britannique] envisage favorablement l’établissement, en Palestine, d’un Foyer national pour le peuple juif”. Dans une lettre publiée par The Times, le 17 mai 1917, le président du Jewish Board of Deputies, David Lindo Alexander, et le président de l’Anglo-Jewish Association, Claude Montefiore, écrivent qu’ils ne peuvent soutenir le schéma politique du sionisme, car les juifs, à leurs yeux, forment une communauté religieuse. Par conséquent, ils s’opposent à la création d’“une nationalité séculière juive qui se fonderait sur un vague et obscur principe de race et de particularité ethnologique”.
Claude Montefiore, petit neveu du grand Moses Montefiore, remet le couvert dans son opuscule intitulé Les Dangers du sionisme : “Nous savons que les sionistes s’obstinent à affirmer que les juifs, même hors de Palestine, possèdent une nationalité propre. Et nous savons à quel point les antisémites sont d’accord avec les sionistes.” Lucien Wolf, autre figure marquante chez les juifs du Royaume-Uni de cette époque, campe sur la même position.
Toutefois, l’opposant juif le plus farouche au projet de la Déclaration Balfour est lui aussi un grand nom de l’aristocratie juive : Edwin Montagu. Il voit avec horreur “les sionistes travailler à un édifice [l’État juif en Palestine] qu’il considérait comme un ghetto géant pour tous les juifs du monde”. Seul ministre juif dans le gouvernement Lloyd George où il est secrétaire d’État à l’Inde, il est invité à participer aux délibérations du Cabinet de guerre lorsque la question de la Palestine y est évoquée. Jusqu’au bout, il s’opposera au projet de déclaration, y voyant une manifestation d’antisémitisme. Il exprime sa position dans un mémoire intitulé tout simplementThe antisemitism of the present gouvernement. Lors des séances du Cabinet du 3 et du 4 septembre 1917, il s’exclame : “Si vous faites cette déclaration, chaque organisation, chaque journal antisémite, demandera de quel droit un juif anglais, avec le statut, au mieux, d’étranger, peut prendre part au gouvernement de l’Empire britannique.” Et encore : “Comment puis-je négocier avec le peuple de l’Inde au nom du Gouvernement de Sa Majesté, si le Gouvernement de Sa Majesté décide que mon foyer national est en territoire turc ?” Il redoutait aussi de possibles effets de la déclaration sur les musulmans indiens. De fait, c’est pendant son absence de Londres que la Déclaration Balfour fut adoptée. En Inde, où il apprend la nouvelle, il s’exclame : “Notre gouvernement a porté un coup irréparable aux juifs anglais. Il s’efforce d’établir un peuple qui n’existe pas.”
On peut remonter plus avant dans le temps pour trouver trace des inquiétudes que suscitait le sionisme parmi les juifs. Par exemple, un organisme juif français, l’Alliance Israélite Universelle, dès le lendemain du premier Congrès sioniste à Bâle (29-31 août 1897), lançait cet avertissement prémonitoire : l’idée de la reconstitution d’un État juif au cœur du monde arabe, non seulement “met en danger les communautés juives vivant en terre d’islam, mais constitue une régression et un retour en arrière vers les temps où les juifs vivaient coupés de leurs voisins et formaient ‘une race’”.
Rappelons que le premier congrès sioniste s’est tenu à Bâle en 1897 parce que la communauté juive allemande n’en voulait pas à Munich, où il avait, d’abord, été programmé. Aux yeux d’un Ludig Geiger, rédacteur en chef de la Allgemeine Zeitung des Judentums, il était impossible pour des juifs allemands de participer au mouvement sioniste, car ils ne reconnaissaient qu’un seul peuple, le Volk germanique.
La communauté juive française était particulièrement lucide sur les risques d’un retour à Sion, pour les Palestiniens, mais aussi pour les juifs eux-mêmes. “Herzl a oublié de nous dire, demande le journal parisien L’Univers israélite, le 29 janvier 1897, ce qu’il comptait faire de la population arabe de la Palestine : devra-t-elle se retirer devant le flot des nouveaux arrivants et émigrer à son tour vers quelque terre inconnue ? Sera-t-elle, au contraire, autorisée à demeurer dans ses pénates, et quelle sera, dans ce cas, sa situation ? La considérera-t-on comme étrangère au pays où elle est née ? Mais alors vous la dépouillerez de sa nationalité et vous la condamnerez elle-même à l’intolérable sort dont vous voulez délivrer les juifs de certains pays d’Europe.”
On pourrait multiplier les références qui toutes aboutiraient au même résultat : toute une série de penseurs juifs parmi les plus éminents ont considéré que le sionisme avait des aspects antisémites ou nourrissait lui-même l’antisémitisme.
Il est nécessaire de mentionner, à ce propos, que le fameux slogan : “la Palestine, une terre sans peuple pour un peuple sans terre”, dont les sionistes ont usé et abusé pour “justifier” l’occupation et la colonisation des terres palestiniennes, est en fait d’origine chrétienne, comme je l’ai montré dans mon livre sur la Déclaration Balfour. C’est un certain Lord Schafetsbury (1801-1885) qui a lancé cette formule mystifiante, alors que la Palestine était à cette époque, belle et bien peuplée, habitée et cultivée comme depuis des siècles. Ce grand aristocrate anglais, humanitaire et réformateur, prêchait pour la “Restauration des juifs” (Restoration of the Jews). Il appartenait à un courant chrétien millénariste qui croyait que pour accélérer le “Second Coming” ou le “Second Advent” (le retour de Jésus sur Terre), il fallait rassembler tous les juifs de la planète et les envoyer en Palestine pour qu’ils assistent à la parousie christique – une manière pieuse de se débarrasser des juifs de la diaspora avec de bons sentiments. Ici encore, le sionisme a été et est encore le fourrier d’un antisémitisme masqué. Et l’on est justifié à s’y opposer, que l’on soit chrétien, musulman, juif ou athée.
En conclusion, on nous permettra cette observation de bon sens. Les sionistes de tous bords ont évidemment intérêt à faire passer tous les antisionistes pour d’affreux antisémites. Si on les suivait sur ce plan, si par malheur l’antisionisme était interdit sur la place publique en France, alors toute critique du sionisme serait anathème et susceptible de poursuites judiciaires. À la censure de facto qui s’exerce déjà en France viendrait s’ajouter une censure de jure qui réduirait un peu plus la liberté d’opinion dans un pays qui passe pour la patrie des droits de l’Homme.
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