Comment la darija a colonisé le rap français

“Khey”, “hess”, “sah”... Si l’arabe a déjà une place de choix dans la langue de Molière, les échanges linguistiques entre la France et la Méditerranée sont toujours d’actualité. Ces dernières années, de PNL à Soolking en passant par Booba, la scène hip-hop francophone popularise de plus en plus d’expressions en darija ou en dialecte algérien. 

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En 2019, avec “Khapta”, le morceau qui le fait connaître au grand public, le rappeur Heuss L’Enfoiré met ce mot arabe, renvoyant à l’ivresse, dans la bouche de milliers de Français de toutes les origines, tout âge et de tous les milieux. Karim Djeriou de son vrai nom, qui a grandi en Seine-Saint-Denis et dont les parents sont Algériens, excelle dans l’art d’introduire des pincées bien choisies de dialecte arabe dans ses refrains. Le nom de scène de cet adepte de la locution “tah” illustre bien ce métissage. Comme lui, de nombreux artistes hip-hop français ou belges utilisent des mots venus du Maghreb dans leurs textes. 

Historiquement, le rap français est fait par des artistes issus des banlieues périphériques des grandes villes, comme le groupe NTM, et de Paris intra-muros, comme Assassinrappelle le linguiste Julien Barret. Les rappeurs diffusent donc un argot urbain qui se répand dans le langage commun, notamment à travers leur musique.”  L’auteur du Rap ou l’artisanat de la rime (L’Harmattan, 2008) prend l’exemple du groupe PNL. À partir de 2015, les deux frères de la cité Tarterêts, dans l’Essonne (91), d’origine corse et algérienne, ont atteint un succès commercial au-delà de l’audience habituelle du rap. La “hess” est un de leur thème récurrent et “khey” un de leur gimmick fétiche. 

Il faut dire que si l’argot actuel comporte quelques créations, comme le verlan apparu dans les années 1990, il est surtout composé d’emprunts à des langues étrangères. Il y a du tsigane (“bedave” pour fumer), du créole des Antilles (“boug” pour mec), des langues d’Afrique de l’Ouest (“go” pour fille en noushi ivoirien), de l’anglais (“thug” pour bandit)… Et évidemment, une bonne part d’arabe, qui tient une place de choix dans ce parler toujours en mutation. 

Des incursions arabes qui augmentent ces vingt dernières années 

L’intégration de mots arabes dans la langue française remonte même au Moyen-Âge, époque de grands progrès techniques et scientifiques en Afrique du Nord. Dans son ouvrage Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit (JC Lattès, 2017), le linguiste Jean Pruvost révèle que l’arabe est la troisième langue d’emprunt du français, après l’anglais et l’italien. On lui doit les mots riz, coton, tasse de café, orange ou encore zéro et algèbre. Abdelkarim Tengour dit “Cobra Le Cynique”, informaticien de formation, auteur du site de référence Le Dictionnaire de la Zone, identifie trois périodes distinctes d’irruption de l’arabe dans le français. Après la première vague médiévale est venue celle de la colonisation. “À partir de 1830, avec la conquête de l’Algérie puis les guerres de décolonisation, de nouveaux mots d’argot sont arrivés. Cela a été encouragé par le rapatriement massif des pieds noirs, des juifs maghrébins et des harkis après la guerre d’Algérie”, note-t-il.

La démocratisation des vacances au bled, avec la baisse du prix du billet d’avion dans les années 1990, a accentué le phénomène

Abdelkarim Tengour dit “Cobra Le Cynique”

On en garde “toubib”, “maboul” ou “clebs”. La troisième phase est celle de l’immigration économique, des Trente Glorieuses à aujourd’hui. Les enfants et les petits-enfants d’immigrés importent des termes comme “kiffer” ou “miskin”. “Je pense que la démocratisation des vacances au bled, avec la baisse du prix du billet d’avion dans les années 1990, a accentué le phénomène,” poursuit l’informaticien. Souvent, les mots sont francisés pour s’adapter au palais de la majorité de la population. C’est le cas de “wallah” qui se prononce différemment de part et d’autre de la Méditerranée. Et cet apport s’est encore amplifié ces vingt dernières années, “en raison de l’augmentation des inégalités et du repli communautaire qui en découle”, analyse Abdelkarim Tengour. “Cheh”, “zarma” “zbeul” ou “sah” font partie des dernières importations en date. 

Dès la naissance du rap français, au début des années 1990 dans le sillage du hip-hop américain, les rappeurs d’origine maghrébine ont eu un rôle important, à l’image des habitants qui peuplaient les banlieues de Paris ou Marseille. “On peut citer Hamé de La Rumeur, la Scred Connexion, Ali de Lunatic, Aketo et Tunisiano de Sniper”, déroule l’éditrice et journaliste spécialisée Ouafa Mameche. Mais la figure la plus importante est sans doute Rim’K, du groupe 113, avec son titre culte Tonton du Bled sorti en 1999, dans laquelle il raconte son périple estival en famille jusqu’à “Béjaïa City”.

Le bled est en réalité un thème moins récurrent que des thèmes comme la multiculturalité dans la vie du quartier par exemple

Ouafa Mameche

La chroniqueuse de l’émission #AfterRap sur Le Mouv nuance néanmoins le poids du pays d’origine des parents dans les paroles de rap français : “Le bled est en réalité un thème moins récurrent que des thèmes comme la multiculturalité dans la vie du quartier par exemple : le fait d’avoir des voisins et amis de toutes les origines et de partager son quotidien avec eux. La vie dans le quartier, le rapport aux institutions en tant que descendants d’immigrés maghrébins ou la scolarité priment plus qu’un discours sur le pays natal.” À l’opposé de ce que prétendent les tenants d’un communautarisme qui serait excluant. 

Des mots en darija diffusés par tous les rappeurs, pas seulement ceux d’origine maghrébine 

Aujourd’hui, alors que le rap francophone explose en France, mais aussi en Belgique, les rappeurs qui parlaient arabe à la maison en rentrant de l’école sont mathématiquement de plus en plus nombreux. Il y a Maes, Mister You, Hamza, Niro et Kekra, Sofiane, YL, Niro ou Algérino. La mondialisation de l’industrie musicale permet aussi à quelques rappeurs maghrébins de percer en France. C’est le cas de l’Algérien Soolking. “Il utilise cette double culture de façon totalement naturelle, mélanger le français à l’arabe est de l’usage quotidien pour lui”, détaille Ouafa Mameche, qui précise que son succès dans les deux continents reste exceptionnel. 

Mais la force de l’argot, c’est sa diffusion. En 2021, tous les rappeurs parlent un peu darija, quelle que soit leur origine. “Ces mots en arabe sont entrés pleinement dans la langue française. Il ne s’agit pas d’une volonté consciente d’introduire ces mots, il s’agit juste d’une langue qui s’enrichit et se développe très rapidement”, estime Ouafa Mameche. Un cercle vertueux puisque les rappeurs sont prescripteurs. 

Le rap est désormais la musique la plus écoutée en France. Selon une étude du Snep (Syndicat national de l’édition phonographique, ou syndicat du disque), en 2020, sur les dix albums les plus écoutés sur les plateformes de streaming, sept étaient des rappeurs. Si Renaud et Dalida étaient les stars des adolescents il y a quatre décennies, les idoles sont désormais Ademo et N.O.S, de PNL, Booba et Damso. “On aime parler et faire comme ceux qu’on adore”, analyse Aurore Vincenti, linguiste qui a étudié des heures de rap français pour son livre Les mots du bitume (Le Robert, 2017). “Beaucoup de gens m’envoient des mails pour me demander ce que veut dire tel mot dans telle chanson”, témoigne le gérant du Dico de la Zone. 

Et les incursions de l’arabe dans la langue française ne sont a priori pas près de s’arrêter.  Dans une punchline de son dernier morceau en tête des charts français, “Rapti World”, le Duc du rap game Booba, d’origine franco-sénégalaise, invite à faire le “hlel.” “Wallaye, j’suis sur toi comme un Djinn”, rappe-t-il aussi. Ses fans l’ont très bien compris. 

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