Comment le Maroc est devenu une puissance africaine

L’ouvrage “La politique africaine du Maroc : identité de rôle et projection de puissance”, invite à revisiter l’histoire de l’orientation africaine de la diplomatie depuis le début du règne de Mohammed VI (1999) dans ses fondements, ses intérêts, ses champs d’action, ses difficultés et ses conséquences.

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En 2017, Mohammed VI et Jacob Zuma, alors président de la République d'Afrique du Sud, se sont rencontrés à Abidjan après 13 ans de silence radio entre les deux pays. Crédit: MAP

Cette étude vise à mettre en évidence les stratégies employées ainsi que la façon dont chaque levier d’action a été mis en place, et à les conceptualiser à la lumière des théories des relations internationales.

Offensive de charme et retour vers l’Afrique

Il y a encore dix ans, peu de personnes connaissaient ou s’intéressaient à la politique africaine du Maroc. Celle-ci était considérée comme inexistante par certains, comme une diplomatie de niche, voire comme une tentative d’intégration vouée à l’échec par d’autres. Aujourd’hui, cette dimension de l’identité et de la diplomatie du royaume apparaît comme une évidence et comme une réussite. Le retour du Maroc au sein de l’Union africaine en 2017 et l’appui croissant des États africains à la reconnaissance de la marocanité du Sahara — 15 pays ont ouvert un consulat dans les provinces du sud en 2020 — ont suscité un éveil des consciences sur une dynamique pourtant déjà à l’œuvre depuis des années.

Il s’agit de l’intégration du Maroc au sein du continent et de son déploiement en tant que puissance africaine, tant dans son identité propre que dans son espace de projection.

Le roi Mohammed VI au siège de l’Union africaine à Addis-Abeba, en 2017.Crédit: DR

Cette intégration a reposé principalement sur le levier diplomatique et sur une “stratégie indirecte” conduite depuis le début du règne de Mohammed VI. En matière diplomatique, la stratégie indirecte est l’art de faire un usage extensif et offensif de la diplomatie, de façon à contourner les champs conflictuels, à obtenir des bénéfices sans lien avec l’affrontement contre l’adversaire (dans ce cas précis le Front Polisario et les États qui le soutiennent), tout en paralysant ce dernier par la multiplication des moyens de dissuasion diplomatique. Cette stratégie contraste clairement avec le passé.

Pendant une longue période de son histoire diplomatique, entre le moment où le royaume avait quitté l’OUA (1984) et le début du règne du Mohammed VI (1999), l’approche marocaine avait consisté dans l’application d’une forme de “Doctrine Hallstein” sur le continent, en coupant systématiquement ses relations diplomatiques avec les pays qui reconnaissaient le Front Polisario comme un représentant légitime du peuple sahraoui. Cette pratique avait alors conforté son exclusion de plusieurs sphères de coopération multilatérales africaines.

Une diplomatie bilatérale et multisectorielle réussie

Longtemps accusé de défendre ses intérêts territoriaux au détriment d’une vision solidaire avec l’Afrique, le royaume a voulu démontrer que la défense de ses intérêts n’était pas incompatible avec l’expression de cette solidarité. Dans cette perspective, la diplomatie bilatérale est apparue comme le cadre le plus propice à un réengagement aussi prudent que progressif. La prééminence royale sur la politique étrangère a joué un rôle central dans ce processus. En effet, la pérennité des accords de coopération reposait sur la caution symbolique apportée par le monarque à l’entretien de liens personnels avec les chefs d’État africains.

Longtemps accusé de défendre ses intérêts territoriaux au détriment d’une vision solidaire avec l’Afrique, le royaume a voulu démontrer que la défense de ses intérêts n’était pas incompatible avec l’expression de cette solidarité

En l’espace de 15 ans, entre 2001, date de sa première visite en Mauritanie, et 2016, date de la demande de réadmission à l’UA, le roi a effectué une quarantaine de visites d’État sur le continent, instaurant de nouveaux cadres de coopération multisectoriels, en priorité avec les pays francophones.

L’ensemble des ministères, ainsi que le secteur privé étaient mis à contribution dans cet effort pour instaurer un cadre juridique, des normes et des règles de coopération propres à faciliter le travail des secteurs publics comme privés. Dans le prolongement ou en préparation des visites royales, les déplacements du ministre des Affaires étrangères permettaient d’assurer le bon déroulement des négociations. La reconnaissance des provinces sahariennes n’étant plus une condition à l’établissement d’un cadre de coopération, le champ était, désormais, beaucoup plus libre. Les visites royales n’ont pas tardé à produire des résultats positifs.

Dès 2016, une dizaine de pays africains, sur les 26 qui soutenaient habituellement les positions algériennes, ont retiré officiellement leur reconnaissance du Front Polisario comme représentant légitime du peuple sahraoui, tandis que 28 pays africains déposaient une motion pour suspendre la République arabe sahraouie démocratique (RASD) de l’Union africaine. Si cette motion n’a pas abouti, elle a néanmoins marqué un renversement décisif des rapports de force continentaux. Le Maroc était désormais reconnu comme une puissance continentale, au même titre que l’Afrique du Sud ou le Nigeria.

Addis-Abeba, le 19 novembre 2016. Mohammed VI en compagnie du Premier ministre éthiopien, Haile Mariam Dessalegnet, et le patron de l’OCP, Mostafa Terrab, devant la maquette du futur mégacomplexe industriel de production d’engrais.Crédit: MAP

La reconnaissance diplomatique de l’intégrité territoriale marocaine n’était toutefois pas le seul leitmotiv de cette politique africaine. Depuis le début du règne de Mohammed VI, le Maroc s’est davantage ouvert aux marchés mondiaux des capitaux et s’est engagé à l’échelle domestique dans la quête de l’émergence par la croissance économique. Cette quête s’est illustrée par des investissements considérables dans les infrastructures urbaines et rurales, par la transition vers la production manufacturière et par le maintien d’un taux de croissance de 4 % en moyenne depuis les années 2000. De nombreuses grandes entreprises publiques et privées souhaitent désormais offrir leurs services à l’extérieur des frontières marocaines et investir de nouveaux marchés.

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C’est le cas par exemple dans la gestion de l’électricité, le Maroc ayant atteint un taux de 99 % en matière d’électrification rurale en 2019 contre moins de 30 % en 1999. La présence économique marocaine s’est dès lors affirmée dans différents secteurs en Afrique, parmi lesquels les industries minières, les infrastructures, les banques et assurances, l’agriculture et l’agroalimentaire, les télécommunications et les finances. Dès le milieu des années 2010, le royaume devenait ainsi le premier investisseur africain en Afrique de l’Ouest et le deuxième à l’échelle continentale, après l’Afrique du Sud.

Si les opérateurs économiques sont influents et déterminants dans les orientations prises par la diplomatie, la particularité de la stratégie marocaine réside toutefois dans la subordination de l’outil économique aux impératifs politiques. Cette subordination n’est pas toujours aisée, dans le contexte international de l’affaiblissement des États au profit de la montée en puissance des firmes. Elle est néanmoins réelle, et permet d’assurer la cohérence et la continuité de la nouvelle politique étrangère du Maroc en Afrique.

Les fondements de cette nouvelle doctrine diplomatique

La politique africaine du Maroc repose sur une approche à la fois réaliste et constructiviste. Elle est réaliste car elle s’efforce de dépasser les clivages idéologiques pour défendre de façon plus rationnelle et pragmatique un certain nombre d’intérêts nationaux, et parce que le système décisionnel est centralisé autour du chef de l’État, ce qui a notamment pour avantage de pouvoir réguler l’action individuelle des opérateurs économiques à des fins de politique étrangère. Elle est constructiviste car elle repose sur la défense d’une identité de rôle à l’échelle internationale.

De nombreux États ont une identité de rôle : “Gendarme du monde”, “Défenseur des droits humains”, “Neutralité active”, etc. L’identité de rôle du Maroc peut être qualifiée par la notion de “juste milieu”. Au départ connue comme une expression philosophique, puis religieuse, la notion de “juste milieu” a acquis une valeur politique dans le champ discursif des décideurs marocains. Elle renvoie à la volonté du Maroc d’être reconnu dans sa modération religieuse et politique, et surtout dans son rôle de pont entre différentes aires géoculturelles, sur la base de sa propre identité nationale d’État multiculturel. C’est au nom de cette identité de rôle que le Maroc s’est consacré à la coopération Sud-Sud en Afrique, en déployant notamment des diplomaties humanitaires, culturelles et religieuses.

L’identité africaine du Maroc puise ses sources dans une longue histoire d’échanges culturels et commerciaux, mais elle a véritablement fait l’objet d’une déclaration officielle dans la nouvelle Constitution de 2011

Sur le plan humanitaire par exemple, Mohammed VI reproduit en matière de politique étrangère les mêmes pratiques qui caractérisent son style politique au niveau intérieur : des dons directs, la rencontre des populations et plus généralement un investissement personnel dans le développement social. L’incarnation de ce rôle à deux niveaux (intérieur et extérieur) formera dès lors la caractéristique principale de son style politique.

Sur le plan religieux, le Maroc a entrepris la diffusion de son modèle d’encadrement de l’enseignement et des pratiques religieuses, présenté comme un levier contre l’extrémisme, dans le cadre d’une “diplomatie de sécurité religieuse”. Celle-ci s’est illustrée par la formation d’imams de différents pays d’Afrique de l’Ouest, parallèlement à la formation militaire dans ces mêmes pays, ainsi que par l’institutionnalisation du soufisme et des réseaux confrériques régionaux, entre autres choses.

L’implication du Maroc dans ce domaine n’a pu être possible que parce que le roi possède aussi le titre de “Commandeur des croyants”, au nom duquel on lui reconnaît un leadership africain dans le champ religieux. La particularité de cette diplomatie de sécurité religieuse réside dans sa dimension spécifiquement africaine, puisqu’elle a accompagné l’affirmation du royaume en tant que pays africain, au-delà de son caractère arabo-amazigh.

L’identité africaine du Maroc puise ses sources dans une longue histoire d’échanges culturels et commerciaux avec les pays sahariens et subsahariens, mais elle a véritablement fait l’objet d’une déclaration officielle dans la nouvelle Constitution de 2011. Dès les années 2013-2015, le roi était surnommé “Mohammed VI l’Africain” par la presse nationale et étrangère.

Au-delà de ses champs d’action diplomatiques, la politique africaine du Maroc marque donc une redéfinition décisive de la géopolitique régionale et continentale. Il s’agit de l’affirmation et la reconnaissance internationale de l’identité africaine du royaume. Cette affirmation a impliqué d’importantes transformations à l’échelle domestique. À titre d’exemple, la presse s’intéresse davantage, depuis une dizaine d’années, à l’histoire et à l’actualité africaine, et les acteurs culturels sont invités à créer des liens avec les artistes africains. Les étudiants continentaux sont encouragés à venir étudier au Maroc, et les acteurs associatifs marocains sont intégrés dans les réseaux de diplomatie parallèle. En 2013, une nouvelle politique migratoire a été instituée de façon à faciliter la régularisation et l’intégration des migrants subsahariens. Quelques années plus tard, en 2018, la demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO prenait aussi de court l’ensemble de classe politique internationale.

Toutes ces initiatives ont participé à conforter l’identité africaine du Maroc, si bien que les puissances extérieures ne peuvent plus continuer de considérer la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) et l’Afrique subsaharienne comme deux espaces géopolitiques distincts, sans risquer de perdre de vue cet élan continental.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Yousra Abourabi, Professeure de sciences politiques, Université internationale de Rabat (UIR)