“Paradoxalement plus libres que dans les colonies”. La condition des travailleurs coloniaux durant la Première Guerre mondiale

Épisode 2. À leur arrivée, les travailleurs coloniaux et chinois font face à une politique d’assignation raciale. Regroupés en brigades, ces hommes vont travailler et vivre ensemble un quotidien militarisé où loisirs et déplacements sont contrôlés, pour éviter les contacts entre populations.

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Plongée dans une guerre totale, la France mobilise les femmes pour remplacer les hommes partis au front. Face au besoin urgent en main-d’œuvre, l’État devient l’unique recruteur et embauche plus de 500.000 personnes hors de sa métropole, pour participer à l’effort de guerre.

Les étrangers, les coloniaux et les Chinois

Les autorités divisent les travailleurs en deux catégories. Les étrangers ou main-d’œuvre blanche et européenne (Espagne, Italie, Grèce…). Et les “coloniaux” ou “indigènes” issus des colonies et protectorats français (Maroc, Sénégal, Indochine…), auxquels s’ajoutent les Chinois, bien qu’ils ne dépendent pas de l’empire colonial français.

Avant la guerre, des travailleurs coloniaux sont déjà présents en métropole. Mais “cette main-d’œuvre reste méconnue en France”, nous explique Laurent Dornel, historien travaillant autour de la question des travailleurs durant la Première Guerre mondiale. L’image des “indigènes” reste bloquée sur des stéréotypes hérités de la colonisation”, véhiculés par la littérature pour enfants, d’aventures, les voyages et épopées coloniales”.

De cette imagerie découle une certaine méfiance, dans une société croyant à une hiérarchie de races”, et à des représentations que la République a contribué à enraciner”. Durant le conflit, l’État construit sa politique d’immigration. D’un côté, la main-d’œuvre désirable pour l’après-guerre, étrangère et européenne. De l’autre, la main-d’œuvre temporaire, coloniale ou chinoise.

Marocains, mode d’emploi

Dès 1915, de nouvelles administrations voient le jour : le service de la main-d’œuvre étrangère (SMOE) dédié aux Européens, et le service d’organisation des travailleurs coloniaux et chinois (SOTC). Ce dernier est subdivisé par races”, auxquelles sont attachées de supposées caractéristiques. À leur arrivée, les travailleurs coloniaux voient ainsi leur image confisquée par un ensemble de conceptions très précises de ce qu’est un travailleur marocain par exemple”, explique l’historien.

Algériens et Indochinois seront ainsi les plus employés, davantage appréciés pour leur adresse, leur docilité et leur adaptation aux méthodes tayloristes”, souligne Chantal Antier dans Le recrutement dans l’empire colonial français, 1914-1918. Les Marocains sont vus comme robustes”, faits pour les travaux de force, qu’ils mettent un certain orgueil à exécuter”, décrit une notice du général Famin, directeur des troupes coloniales.

Disciplinés, dociles, sobres et prêts à se soumettre à tous les genres de travaux”, ils seraient fiers, et imbus d’un grand esprit d’égalité ; il faudra donc les traiter avec fermeté mais se montrer juste et équitable à leur égard”, car ils deviennent violents lorsqu’ils se croient lésés”.   

Contrairement aux étrangers, les travailleurs indigènes ne sont pas libres de circuler”. Après une visite médicale et un long voyage, ils débarquent au dépôt de Marseille, passage obligatoire à l’aller et au retour. Là, une 2e visite médicale scelle leur sort. Soit ils repartent avec le prochain bateau, soit ils sont immatriculés, assignés à un poste et à un campement selon leur race”, précisée dans les demandes des employeurs.

Les brigades marocaines

Une autre forme de contrôle relève d’une véritable militarisation”, pour éviter des discussions politiques entre indigènes des différentes colonies et réduire les contacts avec la population française.

Le SOTC préconise ainsi de séparer Arabes et Kabyles, Chinois et Indochinois ou Marocains et Algériens. Ils sont regroupés en brigades de 25 à plus de 100 personnes, comme il y avait avant-guerre des brigades espagnoles, italiennes”, explique l’historien. On pensait que, puisqu’ils parlent la même langue, viennent du même pays, ils travailleront mieux. Il y a une question de rendement” et de logistique, liée aussi à la nourriture. Toutefois, la notice du général Famin prévoyait de “mélanger le plus possible les Marocains aux ouvriers européens”, quand le travail le permettait.

Guerre 1914-1918. « Les travailleurs coloniaux et Ètrangers dans nos manufactures de guerre », rÈgion de Lyon, mi-septembre 1916. Kabyles remplissant des obus de mÈlinite. Photographie parue dans le journal « Excelsior » du dimanche 17 septembre 1916. (Collections Roger-Viollet)

Accompagnés par des militaires ou gendarmes, leurs déplacements sont contrôlés, du travail au campement, qu’ils ne peuvent quitter sans autorisation. Précaires baraques et bidonvilles placés en périphérie des villes et des centres industriels, ces installations éloignent d’autant plus ces hommes du reste de la société. Malgré cela, ils seront paradoxalement plus libres que dans les colonies”.

Cafés maures et “maintien d’identité”

Un jour de sortie est autorisé mais les lieux restreints. Un arrêté d’octobre 1915 précise, par exemple, jours et horaires autorisés dans les débits de boisson. Puis, l’État pousse l’ouverture d’établissements qui leur sont exclusivement réservés, appelés cafés maures ou dar al-askri. Des foyers, bars ou hôtels qui abritent parfois, en milieu rural, un lieu de prière. L’armée organise activités et fêtes pour chaque communauté, se basant sur des spécificités religieuses ou culturelles.

Si le terme de communautarisme vient à l’esprit, Laurent Dornel le juge anachronique. Il faut trouver un autre terme. Ce que l’on encourage, c’est le maintien d’une identité collective d’origine. Par exemple, pour les tirailleurs sénégalais, il y avait des cures de resénégalisation”, de peur qu’ils perdent les stéréotypes qu’on leur avait attribué”.

Les autorités jugent important que ces hommes continuent de baigner dans leur milieu d’origine”, qui parfois n’est même pas le leur. Parce que l’on se méfie d’eux, qu’ils ne sont pas jugés forcément dignes ou aptes à changer de culture et à adopter la nôtre.” Et s’ils sortent trop de cette culture, cela va être très dur de revenir dans leur colonie”.

Une note du directeur des troupes coloniales, concernant le recrutement de travailleurs marocains dans une raffinerie de sucre à Marseille.

Entre ségrégation et assignation raciale

Le 23 décembre 1916, le procureur de Marseille signale l’afflux d’une population turbulente venant d’Algérie, de Tunisie ou du Maroc et qui semble s’être fixée aux alentours des grandes usines, dans les faubourgs, même au centre de la ville”, citent Naïma Yahi, Yvan Gastaut et Pascal Blanchard, dans La Grande Guerre des soldats et travailleurs coloniaux maghrébins. Avec la chambre de commerce, les autorités développent le projet de “Village kabyle”. Un quartier pour séparer Maghrébins et Français, avec logements, commerces, restaurants, hammam, administrations et mosquée. Trop onéreux, il sera abandonné en 1917.

Concernant les travailleurs coloniaux, “on peut parler d’une forme de ségrégation raciale. Mais avec prudence”, insiste Laurent Dornel. “La ségrégation implique une sous-condition, une forte hiérarchie et le déni de droits […] Or, là, ce n’est pas tout à fait le cas. Les travailleurs sont militarisés. Pour autant, ils ne sont pas victimes d’un arbitraire absolu.”

Pour lui, ils sont plutôt face à “un système d’assignation raciale”. Au début du XXe siècle, il est courant de penser “que l’on peut s’émanciper de sa race. Mais cela risque d’être long, parfois impossible”. Dans cette logique, suivie par les employeurs, un Marocain écope des travaux de force quand un Indochinois est “affecté à des travaux délicats”.



Double page de photos publiée dans L’Excelsior du 17 septembre 1916 montrant les travailleurs coloniaux et chinois dans les usines françaises en métropole (Crédit : RetroNews – BnF).

“L’effet de discours et de politiques étatiques”

En 1917, ces hommes sont les cibles de violences populaires, dont les affaires seront pour la plupart étouffées. Un travailleur kabyle est agressé en mai à Paris. Le 17 juin, une émeute éclate contre les dockers marocains au Havre, et fait 15 morts. Dijon connaît une chasse aux Arabes dans ses rues. À Brest, 5 personnes meurent dans l’attaque du bidonville des Arabes et Kabyles. De même, un vocabulaire méprisant à leur encontre apparaît dans le langage populaire, “à l’image des termes bicot’, ‘naze’, ‘bougnoule’, ‘sidi’ ou ‘arbi’”, détaille l’article de Naïma Yahi.

Pour Laurent Dornel, une hypothèse se dessine. Celle d’une hostilité principalement née de “l’effet de discours et de politiques étatiques” qui posent “le travailleur colonial comme une menace potentielle pour l’ordre métropolitain”. Car dans la société, une autre réalité s’impose ; celles des nombreux couples mixtes et des enfants métis.

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