Nous sommes en mars 1912 et le sultan du Maroc vient de signer le traité du protectorat français, alors que la guerre de conquête du Maroc (ou guerre de pacification), menée par le général Lyautey, continue.
La mauvaise réputation
En avril 1912, des soldats marocains assassinent leurs instructeurs français, déclenchant une révolte et une chasse aux Européens à Fès. Pour les autorités françaises, il faut urgemment créer “une nouvelle armée marocaine fidèle au sultan et à la France”, explique Jean-Pierre Riera, professeur d’histoire à Casablanca et auteur du livre Ana, frères d’armes marocains dans les deux Guerres mondiales.
De nouveaux soldats sont recrutés et formés. Régiments de chasseurs indigènes à cheval et à pied (futurs spahis et tirailleurs) sont d’abord engagés pour la conquête. Mais en 1914, la France est elle-même attaquée dans sa métropole. Le besoin en hommes devient urgent et le retour des Français, postés au Maroc, ne suffit pas.
Les autorités françaises hésitent à recruter des soldats marocains, jugés capables “de commencer les combats avec les Français et de les finir avec les adversaires de la tribu d’en face”, explique-t-il. La politique de Lyautey va alors consister “à grandir son ennemi” auprès des autorités, souligne l’historien Éric Deroo. Ce “guerrier marocain”, avec et contre lequel il se bat au Maroc.
“Tirailleurs marocains blessés sur les bords de la Marne. Comme les Algériens et les Sénégalais, nos braves tirailleurs marocains […] sèment la panique chez l’ennemi, combattant en héros dignes de l’Antiquité.” (Le Miroir, 20/09/1914. Crédit : RetroNews – BnF)
Premiers combats
Formés, environ 4500 Marocains partent pour la France et la bataille de la Marne dès septembre 1914. Hier méfiant, l’État-major “est rapidement convaincu de la qualité de ces soldats qui se montrent endurants”, et ont “l’habitude du combat”, explique Jean-Pierre Riera. Arrive l’hiver et l’État veut plus d’unités.
“On fait feu de tout bois pour recruter”, ajoute-t-il. Des soldats emprisonnés en 1912 sont libérés contre leur départ pour le front. Volontairement, ou sous la contrainte, des hommes viennent “des plaines côtières : Chouïa, Doukkala, le Souss. Des montagnes du Moyen-Atlas”. De territoires conquis ou encore insoumis.
Dans la précipitation, l’enseignement militaire est réduit à néant. Certains se forment “sur le tas, au cours des premiers combats”, précise le professeur. Avant que l’armée ne réorganise des formations. Fin 1914, plus de 2500 Marocains ont déjà péri.
“Leur élan irrésistible a brisé les Allemands qui ont disparu dans leurs tranchées de seconde ligne.” (Excelsior, 16/02/1916/Crédit : RetroNews – Bnf)
Suspects héros
Les soldats dits coloniaux “sont tantôt portés aux nues comme des héros sur des affiches de propagande, parce [qu’ils] versent leur sang pour les trois couleurs du drapeau”, explique Naïma Yahi, historienne du fait culturel et de l’imaginaire. Tantôt, ils sont regardés avec méfiance.
Les autorités mettent en scène “la démonstration de force” et “une convergence des troupes des cinq continents, sous la bannière française”, détaille l’historienne. Pour elle, la France est alors “traversée par une forme de schizophrénie”. D’un côté, attachée à “une mythologie nationale qui laisse place à la diversité, y compris religieuse”. De l’autre, séduite par “[son] rayonnement comme grande puissance”, plus que par “une réelle fierté d’avoir dans ses rangs des troupes coloniales”.
“Retour du front : blessés algériens et marocains dans un train sanitaire […] mis hors de combat en Champagne” (Le Miroir, 18/04/1915/Crédit : RetrNews – BnF)
Frères d’armes
Partageant la rudesse du climat, les maladies, l’absence et la survie, soldats français et coloniaux fraternisent. Beaucoup s’engagent sans savoir ce qui les attend, car les autorités retiennent des informations, censurent les courriers. Pour échapper aux combats, certains désertent, s’automutilent.
Si l’institution militaire semble plus égalitaire que la société coloniale, “il ne faut pas non plus s’y laisser prendre de façon excessive”, insiste Jean-Pierre Riera. Les soldats coloniaux sont surveillés jusque dans leur vie intime. Les permissions et convalescences sont encadrées. Au Maroc, leurs retours sont restreints. Même devenus inaptes au combat, ils devront souvent rester en France jusqu’en 1918. “Lyautey ne veut pas qu’ils racontent ce qu’ils voient”, précise-t-il. Il ne faudrait pas dissuader de futures recrues, nuire au moral de la population ou affaiblir la France dans sa guerre de conquête.
“Cette photographie, prise dans le secteur russe du front français, montre un poste de ces fusées […] Les deux soldats de gauche sont des Russes, les autres, des Marocains.” (Le Miroir, 15/04/1917/Crédit : RetroNews – Bnf)
Goumiers ou cyclistes ?
“Les hirondelles de la mort”… C’est le surnom donné aux Marocains, dont les “pans de djellaba voleraient au vent, quand ils sortent des tranchées et partent à l’assaut”, formant ainsi des ailes, conte Jean-Pierre Riera. Cela tient pour lui de la légende, même s’il atteste de l’existence de ce surnom dans des courriers et “poèmes écrits par des soldats allemands”.
Majoritairement associé aux chasseurs cyclistes français (infanterie à bicyclette), ce nom apparaît toutefois dans l’article “Journal d’un goumier”, publié en 1916 dans La Dépêche. La bataille de Verdun a commencé. La prise du fort de Douaumont débute le lendemain. Et les Marocains sont des deux théâtres d’opération.
“Que sommes-nous venus faire ici ? Une attaque ? Cela ne laisse pas l’ombre d’un doute du moment que nous sommes là, nous autres, que les Boches, dans leur épouvante, ont baptisé ‘les hirondelles de la mort’. Sombres messagères, en effet, que les djellabahs, annonciatrices d’une lutte sans merci où l’on ne peut sortir que vainqueurs ou que morts”, lit-on dans La Dépêche.
“Les spahis marocains dans leurs tranchées, […] les brillants cavaliers africains si fougueux et si braves, ont dû, pour un temps, quitter leurs chevaux rapides et prendre place dans les tranchées aux côtés des fantassins. Bien que cette façon de se battre ne soit guère de leur goût.”
Une peur bleue des Marocains
“Les Allemands craignaient les Marocains, comme les Français les craignaient déjà au Maroc”, observe Jean-Pierre Riera. Cette crainte viendrait notamment des spahis qui “passent le no man’s land, descendent dans les tranchées […] tuent les Allemands la nuit et viennent piquer des fusils ou ramener des trophées”. Pour lui, cette crainte viendrait aussi des combats pour Crouy. Un bataillon de chasseurs à pied et un bataillon de tirailleurs marocains, soutenus par des troupes de la 55e division, ont montré dans cette attaque un mordant extraordinaire, réussissant à atteindre le sommet d’une crête, et s’installer sur un éperon. Durant ces combats, des prisonniers allemands seront également tués par des Marocains.
Des cartes postales vendent aussi l’idée “que les indigènes [sont] d’abord des sauvages”, dressés “contre les barbares allemands”, pointe Éric Deroo. Certaines “montrent des soldats qui vont dévorer les Allemands”. Ces stéréotypes, fabriqués par les éditeurs, deviennent un échange bilatéral. “Les cartes françaises alimentent les stéréotypes allemands, et vice et versa”, conclue-t-il.
Indigènes
Loin des défilés et expositions universelles, les métropolitains viennent au-devant des combattants, les acclament, les soutiennent. Tourné à Bordeaux durant la guerre, un reportage montre la rencontre d’“indigènes” marocains avec des habitants “touchés de [les] voir venir de si loin participer à une guerre” qui “n’est pas tout à fait la leur”, raconte Éric Deroo. “Il y a une sorte de compassion”, faite “de paternalisme, de curiosité”.
Une curiosité réciproque chez ces hommes qui, pour beaucoup, n’avaient jamais quitté leur région. Ils découvrent la France et les Français, en-dehors du contexte colonial, affaiblis par la guerre. Principaux interlocuteurs, les sous-officiers et officiers français “parlent arabe ou berbère”, connaissent bien le Maroc, explique Jean-Pierre Riera. Avec paternalisme, ils veillent parfois au respect des croyances, évitent que “des Français arnaquent les soldats marocains”, détaille-t-il. “Il y a une certaine proximité”, jusqu’au détournement du terme “indigène” utilisé par des officiers et soldats de troupes marocaines, pour désigner cette fois les Français métropolitains.
“Depuis les premiers jours de septembre 1914, leurs brillants escadrons sont en France. Ils furent à la bataille de la Marne, de l’Aisne et à l’Yser. Ces superbes cavaliers marocains, aux manteaux blancs, qui vont au combat comme à une fête, et que tous les grands chefs veulent avoir comme gardes d’honneur.” (Excelsior, 22/10/1916/Crédit : RetroNews)
“Plafond de verre”
Durant la Première Guerre mondiale, les Poilus marocains seront présents dans l’Artois, en Champagne, sur le chemin des Dames et en Europe de l’Est. Le 1e Régiment de tirailleurs marocains est l’un des plus décorés de l’armée française. Des Marocains “sont couverts de gloire, de décorations, de médailles, de citations à l’ordre de l’armée”, rappelle Jean-Pierre Riera. Tout en rappelant qu’il existe “un plafond de verre. Les officiers sont tous français”.
“Le général Lyautey a profité de son séjour en France pour faire une visite aux soldats du Maroc qui combattirent sous ses ordres.” (Le Miroir, 22/08/1915/Crédit : RetroNews – Bnf)
Chérif Cadi, polytechnicien algérien, fera exception, ayant “dû abjurer l’islam pour quitter son statut d’indigène et devenir colonel”, souligne Naïma Yahi. “Les soldats tombaient de haut.” Devenant le “miroir criant d’un deux poids deux mesures à l’encontre des indigènes”, l’armée ne répond pas à ses promesses “d’égalité, d’accès à des responsabilités”. L’historienne pose alors l’hypothèse d’un lien entre le “ressentiment envers cette histoire déçue” et le développement des nationalismes au Maghreb après-guerre.
En 1918, la majorité des Marocains sont rapatriés. Mais certains restent dans l’armée française de métier, combattant au Maroc comme au Moyen-Orient. Considérés comme auxiliaires de l’armée française, ils resteront privés de pension de guerre qui, d’un montant inférieur à celle des soldats français, ne leur sera versée qu’à partir de 1924.
Une mémoire méconnue
Pour Naïma Yahi, cette part de l’histoire de la Première Guerre mondiale, encore méconnue du grand public, a ses conséquences sur la société française actuelle. “Quand on n’évoque pas ces soldats [issus des anciennes colonies] dans les mémoires commémoratives de 14-18 par exemple, il y a un problème. C’est normal que l’on continue à demander à leurs petits-enfants, à leurs arrière-petits-enfants, d’où ils viennent. On n’a pas inscrit la silhouette de leurs aïeuls dans la mémoire combattante de [la France]”, pointe l’historienne.
“Il faut obtenir – et petit à petit des choses se mettent en place – les moyens de documenter, raconter, transmettre cette histoire. Celle des mémoires combattantes des populations issues des anciens territoires colonisés”, conclue-t-elle.
série absolument remarquable!