Contre la Triple entente signée en 1914 entre la France, le Royaume-Uni et la Russie, l’Empire allemand prépare une stratégie politico-religieuse. Sur les plus de 200 millions de musulmans répartis dans le monde, l’Empire en compte à peine 2 millions. Ils sont en revanche plusieurs dizaines de millions dans les territoires russes (Caucase et de l’Asie centrale) et dans l’Empire britannique (Inde, Égypte…). Quant à l’État français, qui s’étend alors jusqu’en Afrique, il se désigne comme “puissance musulmane”, explique Jean-Yves Le Naour, historien spécialiste de la Première Guerre mondiale et auteur de Djihad 1914-1918.
Le djihad allemand
Depuis 1898, Guillaume II entend déclencher un “djihad mondial” visant “le soulèvement des musulmans de par le monde”, ajoute l’historien. Connaissant mal l’islam, l’empereur allemand croit en l’existence d’une autorité suprême, suivie par tous les musulmans et qui lui permettrait de lancer sa guerre sainte. Ancienne puissance musulmane en déclin, endetté auprès des Français et des Anglais, l’Empire ottoman voit alors dans la Grande guerre “l’occasion d’un sursaut”. S’alliant à l’Allemagne, les trois pachas pourtant “peu religieux” projettent de “se servir du califat comme d’une arme”, pour s’étendre jusqu’au Caucase ou au Maghreb.
“Les Musulmans du nord de l’Afrique repoussent toute solidarité avec les Turcs”. Extrait du journal Le Petit Courrier du 3/11/1914 (Crédits : RetroNews – BnF)
Et le 14 novembre 1914, le sultan turc Abdülhamid II appelle ainsi au djihad contre la Triple entente. Mais il a peu de poids face au Chérif de La Mecque (qui lancera un contre-djihad en 1916), ou le sultan du Maroc qui “descend officiellement du prophète”, explique l’historien.
Du Maghreb à l’Asie, cet appel reste donc, à quelques exceptions près, sans réponse. Toutefois, la peur a gagné les pays de la Triple entente. D’autant que l’Allemagne va organiser sa propagande, notamment au Maghreb.
Article “Le Sultan de Constantinople et la Guerre sainte”, avec deux médaillons où apparaissent Mohammed V, sultan de Turquie, et le sultan du Maroc Moulay Youssef. Extrait du Petit Journal du 16/01/1915 (Crédits : RetroNews – BnF)
Camp de rééducation pour musulmans
En 1914, la France mène toujours sa guerre de conquête du Maroc, et l’Allemagne en profite pour tenter de fournir des armes aux tribus insoumises, par sous-marins ou en passant par le Rif et les territoires espagnols au Maroc. Tracts et ouvrages promouvant le djihad sont traduits et distribués, appelant au soulèvement des peuples colonisés contre leurs colonisateurs.
Faits prisonniers en Europe en combattant dans l’armée française, des soldats d’Afrique du Nord et de l’Ouest sont envoyés dans le camp de Wünsdorf, près de Berlin. Réservé aux musulmans, ce “camp de rééducation politique” vise à pousser les soldats à déserter l’armée française pour mener le djihad de l’armée ottomane, détaille Jean-Yves Le Naour. Présumés musulmans, ils ont un régime alimentaire particulier et une mosquée qui, construite en 1914, sera la première d’Allemagne.
Mais le futur QG de la Wehrmacht accueille aussi des scientifiques, dont l’ethnologue allemand Leo Frobenius. “Ils mesurent les angles des nez, font des collections” de photos, de voix d’hommes venus de Guinée, du Congo ou du Maroc. “Un peu ce que feront les nazis plus tard”, souligne l’historien. Ces “conceptions racistes” servent ensuite à la propagande contre les Français, qui en faisant combattre ces hommes sont vus comme étant “en train de détruire la civilisation blanche”.
De Berlin au Maroc par la Russie
La majorité des prisonniers musulmans français à Wünsdorf refuseront de déserter l’armée française et de rejoindre l’armée ottomane. Toutefois, 800 d’entre eux accepteront la doctrine du camp et s’engageront dans l’armée ottomane. “Environ 800 ont rejoint l’armée ottomane, ce qui est peu”, analyse Jean-Yves Le Naour. Mais le reste a-t-il rejoint l’armée française “vraiment de cœur ? Ou pour quitter le camp ? Pour enfin être libres de leurs mouvements ?”, s’interroge-t-il. L’historien insiste d’ailleurs sur le parcours de ces hommes qui, pour beaucoup, se sont évadés dès qu’ils ont pu.
Les archives révèlent “des parcours absolument fous de gens qui ont traversé la moitié du monde”, du Maghreb aux fronts français, de Wünsdorf à l’armée ottomane, envoyés “dans le Caucase ou le front de l’actuelle Arabie Saoudite ou Palestine”. Désertion. Prise en charge par les Anglais. Camp en Inde. Retour en France puis en Afrique. Mais tous ne rentreront pas. De retour en France, la plupart sont interrogés. Certains passent en conseil de guerre. Quand d’autres déserteurs, pris en charge par les Russes, disparaissent dans le Caucase.
L’adaptation de l’armée française
Pour “tenir dans une guerre longue, il faut que le soldat ne soit pas gagné par des récriminations”, souligne Jean-Yves Le Naour. Soucieuse du moral de ses troupes, et en particulier des soldats musulmans, l’armée va donc s’adapter. Aussi, des directives circulent dès le début de la guerre et définissent les rites d’inhumation, la forme des stèles funéraires, impulsent la création de carrés musulmans dans les cimetières.
L’armée propose des noix de cola pour remplacer le vin, de la viande halal, un décalage des heures de repas durant le ramadan. Il y a une “volonté de contrecarrer” les plans germano-turcs, “en bichonnant les indigènes dans le respect de leur religion et de leurs pratiques”, souligne Naïma Yahi, historienne du fait culturel et de l’imaginaire. Et aux prêtres et rabbins s’ajoutent des imams, recrutés notamment au Maghreb, dans les aumôneries de l’armée. “Dans l’armée, les cultes sont mis sur le même plan”, même si “l’État n’en reconnaît aucun”, pointe Jean-Yves Le Naour.
“Des imams dans l’armée. En vue de compléter l’assistance morale et matérielle que le gouvernement s’est préoccupé d’assurer dès le début des hostilités aux militaires indigènes musulmans, le ministre de la Guerre a décidé d’attacher des imams aux groupements sanitaires.” Article extrait du journal L’Humanité du 3/07/1915
Des mosquées en France
Pour la première fois en France, des mosquées sont aussi construites dès 1915, dont celles de Bachet et Nogent-sur-Marne, attenante à l’hôpital musulman. En période de guerre, malgré l’existence de la loi de 1905, la question de leur financement par l’État ne fera alors pas débat, précise Jean-Yves Le Naour. Signe de gratitude envers les soldats musulmans, elles sont aussi “une façon de les contrôler et de les encadrer religieusement”, ajoute-t-il. L’histoire bégaie.
Projet d’État, la Grande mosquée de Paris sera notamment portée par une “diplomatie religieuse incarnée par Abdelkader Ben Ghabrit”, détaille Naïma Yahi. Diplomate algéro-marocain, il devient alors le promoteur privilégié de la politique française auprès des musulmans. Et “cette diplomatie marocaine va incarner l’islam de France”, durant plusieurs années, précise l’historienne. Cadeau faits aux Poilus maghrébins, cet édifice inauguré en 1926 sera critiquée par une partie des vétérans maghrébins, dont les pensions de guerre ne seront parfois versées qu’en 1924.
Des diplomates à La Mecque
Si la France va jusqu’à envisager de “créer un autre califat, de promouvoir le sultan du Maroc comme une autre autorité”, afin de couper les liens avec l’empire ottoman, l’idée est finalement abandonnée. Néanmoins, l’État français s’appuie sur les autorités locales et religieuses dans les territoires colonisés. D’autant que les oulémas et “les hauts dignitaires musulmans, notamment au Maroc, étaient pro-Français”, ou du moins “tenus en respect par les autorités françaises”, souligne Naïma Yahi, ajoutant que l’islam était alors plutôt vu comme “un vecteur de compromission que de subversion coloniale”.
Ils sont ainsi invités à écrire “des articles en faveur de la France, des prêches” relayés par les confréries religieuses, raconte Jean-Yves Le Naour. “Il fallait montrer au monde entier”, et en particulier aux musulmans, que “les Français n’étaient pas des oppresseurs” et “qu’ils respectaient parfaitement l’islam”, ajoute-t-il. La France envoie des diplomates maghrébins négocier à La Mecque, finance plus de 100.000 pèlerinages en Arabie saoudite, pour les habitants des coloniaux, construisant des hôtels sur la route.
“Retour de la Mecque. Les musulmans français chez le grand Chérif. Les fidèles clôturent leurs cérémonies aux cris de Vive la France ! Vive l’Angleterre !” Article extrait du journal Le Matin du 11/11/1916
Fataliste et fanatique
Comme Guillaume II, les Français ont une vision ambivalente de l’islam et des musulmans. D’une part, “il y a une passion orientaliste”, une “fascination de la sagesse”, que l’on retrouve dans la peinture. De l’autre, le musulman est vu comme “rétrograde, fataliste, presque déterminé”, décrit Jean-Yves Le Naour. Un “fanatique” incapable de “se défaire de la religion, qui conditionnerait toute sa vie”. Craignant ce fanatisme, les autorités françaises ont “finalement enfermé les populations d’Afrique du Nord et les tirailleurs sénégalais dans la religion”, ajoute l’historien. “C’est très étonnant pour un pays qui se veut laïc”, commente-t-il.
L’amalgame entre maghrébin et musulman est permanent, les paradoxes constants et le choix presqu’inexistant. L’absence de prise en compte de la diversité religieuse au Maroc en est un exemple criant. Ainsi, on ne sait que peu de choses sur les soldats marocains de confession juive.
“Le premier djihad mondial”
Plus d’un siècle plus tard, cette histoire résonne encore. D’une part, la Grande Guerre est “le premier djihad mondial”, rappelle Jean-Yves Le Naour. Et depuis le début des années 2000, “les peurs d’un djihad global ont été réactivées par Al Qaïda”, puis par “Daesh avec la résurgence mythologique du califat”.
De l’autre, l’image des musulmans semble stagner dans la société française. “Est-on vraiment sorti de cette image du fanatique ?”, questionne Jean-Yves Le Naour. “Pas complètement. Il y a toujours cette idée que la religion structure absolument tous les actes de la vie quotidienne, que la religion prime sur le droit”, précise l’historien. “La confusion entre l’intégrisme religieux et l’ensemble des musulmans” reste ancrée. “Comme s’il ne pouvait pas y avoir de musulman moderne, d’arabe athée”, ajoute-t-il. “C’est un vieux réflexe qui nous vient de l’histoire.”
La place de l’islam en France
“On est aujourd’hui frappé d’amnésie sur la place de l’islam dans la République”, pointe Naïma Yahi. Pour elle subsiste une “incapacité à penser la pluralité des trajectoires qui mènent des gens aujourd’hui à être Français”. Et ce manque “d’espace pour faire connaître cette histoire continue, structurée” laisse place aux “questions identitaires qui secouent la France depuis des années, qui pourrissent les discours aujourd’hui”. Elle cite alors des questions récurrentes dans les débats. “Peut-on être Français quand on est musulman ? L’islam est-il compatible avec la République ?”
L’historienne rappelle aussi que l’État français a préféré abandonner certains territoires durant la décolonisation, refusant d’accorder “une citoyenneté entière” à des populations de confession musulmane, “qui viendraient bouleverser la physionomie de ce qu’est être Français. Nous ne sommes pas sortis aujourd’hui de cette dialectique de Français musulman”, explique l’historienne. Un terme “que l’on essaye de réinvestir aujourd’hui pour parler des Français issus de l’immigration maghrébine de culture musulmane”.
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