Tareq Oubrou (2/2) : “Nous aurons l’islam de France que nous méritons”

Les représentants de cinq des neuf fédérations du Conseil français du culte musulman (CFCM) ont présenté lundi 18 janvier au président Emmanuel Macron une “charte des principes pour l’islam de France”. Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux et théologien, donne son sentiment sur cette initiative et expose sa vision de l’organisation de la deuxième religion du pays.

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Égalité entre les femmes et les hommes, rejet de l’islam politique, liberté de conscience… Condensée en dix articles, la “charte” est un “engagement net et précis en faveur de la République”, a salué le chef de l’État, qui réclamait depuis plusieurs mois l’élaboration d’un tel document.

Si Tareq Oubrou partage sans réserve les valeurs énoncées, il critique la façon dont ce dernier a été élaboré, et propose une réforme profonde de l’islam de France pour mettre fin au “souk doctrinal”, aux intérêts personnels et aux ingérences étrangères.

Diaspora : Ce viatique a été publié après les demandes répétées du Président Emmanuel Macron et du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. N’avez-vous pas l’impression qu’on a forcé la main aux représentants musulmans ?

Tareq Oubrou : La pression est parfois utile, parce qui si on laisse les musulmans comme ça, ils ne feront rien du tout, mais signer une charte sous la pression met en cause la sincérité de l’initiative du CFCM. Pourquoi a-t-il attendu les injonctions du politique pour dire que l’islam est compatible avec les valeurs de la République ? Je pense qu’il aurait dû prendre l’initiative de définir sa vision de l’islam dès sa création, en 2003. Et puis, l’élaboration de cette doctrine aurait dû être confiée à des théologiens, pas à des présidents de fédérations qui sont des laïcs. C’est un acte symbolique qui peut rassurer la société, mais les musulmans doivent inventer leur propre laïcité à partir des éléments islamiques, à la manière de ce qu’ont fait précédemment les autres religions de France.

Vous avez dit qu’il aurait fallu “déclarer théologiquement parlant la compatibilité des valeurs de l’islam avec les lois de la République”. Que cela signifie-t-il ?

Il y a une certaine lecture qui considère que l’islam est un tout, sans séparation du temporel et du spirituel. C’est la plus grosse erreur qu’un théologien puisse commettre ! Et ça n’aide pas à rassurer la société, parce qu’on considère l’islam comme une civilisation qui a pour projet de dominer le monde. Or, l’islam est une religion qui est devenue civilisation sous l’effet de l’histoire, et cette histoire n’est pas notre code. Il nous faut donc construire un logiciel herméneutique qui nous permette d’interpréter les textes à la lumière de notre réalité actuelle, c’est-à-dire effectuer un travail fondamental qui demande la maîtrise à la fois des classiques et des sciences profanes, comme l’avaient fait les savants du Moyen-Âge. On a besoin aujourd’hui de ce profil de penseurs religieux musulmans pour concevoir cette compatibilité de l’islam avec le monde en général, et avec le contexte français en particulier.

Pensez-vous qu’on puisse aboutir à une définition théologique française unique ?

Aujourd’hui, en France, il n’y a pas de doctrines mais un souk, un bazar, du bricolage religieux qui intervient en réaction. Il faut donc commencer par trouver des docteurs capables d’accoucher intellectuellement d’une doctrine. Moi-même, je travaille sur une “charia de minorité”, c’est-à-dire une réduction du droit canon à un niveau éthique personnel qui s’exprime dans le cadre du droit français en vigueur. Ça prend du temps, et ça ne se décrète pas. Le savant a toujours été libre de sa pensée : il produit, et c’est aux musulmans d’accepter ou pas ce produit qui est humain et dépend de la qualité de son concepteur. On aura donc l’islam que nous méritons.

La charte vise à préparer le futur Conseil national des imams. Comment imaginez-vous cette instance ?

Comme tout ce qui touche à l’islam en général, et en France en particulier, c’est très compliqué. Certaines choses prennent du temps, et on ne réforme pas une religion du jour au lendemain. Aujourd’hui, on demande aux musulmans de réaliser en 30 ans ce que l’Église catholique a effectué en deux siècles de sécularisation. La réforme doit prendre son rythme propre. Comment former les imams, sur quelle doctrine ? Doit-on importer le malékisme du Maghreb, le hanafisme de Turquie, ou bien est-on capable d’élaborer un islam occidental ?

Concernant les réformes en cours pour un meilleur encadrement des financements, vous avez déclaré que “les murs et l’argent ne sont pas intégristes”. Pour vous, cette dimension est-elle secondaire ?

L’origine du financement n’est pas un souci à condition de respecter trois impératifs : la légalité du don, sa traçabilité, et son caractère inconditionnel. Personnellement, si Israël me donne de l’argent pour construire ma mosquée, je n’ai aucun problème à le prendre s’il remplit ces trois conditions.

Plus largement, quelle réforme de l’organisation de l’islam de France proposez-vous ?

Je pense que le plus adapté, c’est d’opter pour un schéma à trois pièces, avec trois institutions juridiquement séparées mais avec des liens d’interdépendance : la première, la plus importante, son cœur palpitant, ça doit être le Conseil national des imams, organe purement religieux dédié au ministère du culte ; une deuxième s’occuperait des financements ; et une troisième, le CFCM, qui doit se limiter uniquement à la gestion temporelle du culte, c’est-à-dire à la logistique, à la construction des mosquées, à la représentativité politique en tant qu’interlocuteur administratif auprès de l’État. Voila la théorie, l’utopie à réaliser. Maintenant, pour la mettre en œuvre, il faudrait organiser des états généraux, car cette réflexion n’a pas été menée à cause de stratégies tactiques avec des ingérences extérieures…

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