14-18, quatre ans de mixité sous surveillance

Épisode 3. Interdites dans les colonies, les relations entre femmes blanches et hommes de couleur se multiplient en métropole et inquiètent les autorités. Censure postale, contrôle de la vie intime, dissuasion des familles sont alors utilisés pour réguler ces unions et les enfants qui en naissent.

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La Première Guerre mondiale marque la rencontre entre les Français métropolitains et plus de 500.000 hommes venus des colonies françaises d’Asie et d’Afrique. Pour contrôler cette nouvelle mixité, l’État met en place une stratégie de séparation, vite ébranlée par la multiplication des relations entre Françaises et “indigènes”.

L’inversion du tabou colonial

En métropole, ces hommes venus d’ailleurs découvrent une autre réalité. Dans les colonies, les relations sexuelles entre hommes blancs et femmes de couleur sont tolérées. De plus, “les violences coloniales étaient aussi des violences sexuelles”, rappelle Laurent Dornel, historien travaillant sur la question des travailleurs étrangers au début du XXe siècle. “Il y a notamment tout un imaginaire érotique colonial, qui fait de la jeune femme et fille africaine et nord-africaine un objet de fantasme des colons et des métropolitains”, contextualise l’historien.

Les relations entre hommes de couleur et femmes blanches sont par contre interdites. Par les femmes se transmettent culture et civilisation française, croyait-on. “Il y a une glorification, une mystification de la femme, surtout dans un pays qui fait peu d’enfants”, explique l’historien. Mais en métropole, ces interdits n’existent pas. Et l’arrivée de ces milliers d’hommes, alors que les Français sont absents ou morts, suscite des peurs. “Il y a la crainte d’une inversion du tabou colonial”, tranche Laurent Dornel.

La censure postale, le contrôle de la correspondance des soldats, révèle, dès 1915, un véritable flux de photos érotiques et pornographiques vers les colonies, sur lesquelles des prostituées françaises posent. D’autre part, le nombre d’échanges amoureux entre Françaises et sujets coloniaux ne cesse de croître. L’État prend alors des mesures “par peur d’une déchéance, d’une dégradation de [l’image de] la femme blanche”, explique Laurent Dornel.

Le contrôle des relations dans l’armée

Projets de mariage et “maternités inavouables” sont notés, les courriers non délivrés et des relations brisées par des échanges sans réponse, observe Jean-Yves Le Naour dans un article des Cahiers de la Méditerranée intitulé La question de la violation de l’interdit racial en 1914-1918. Mais la censure est souvent contournée. Des relations se vivent cachées, d’autres au grand jour. En 1918, les échanges “entre femmes françaises appartenant à toutes les classes de la société et des indigènes tunisiens, militaires ou civils” sont toujours “entretenus avec la même activité”, s’inquiète un rapport des censeurs. “Il semble que les familles françaises ne se rendent pas exactement compte du rang social des indigènes qu’elles reçoivent chez elles.”

Les premières visées par la censure postale sont les infirmières, auxquelles le ministère de la Guerre interdit, dès 1915, de s’occuper des blessés indigènes. Ces hommes, en convalescence, ne peuvent aller chez des familles françaises qui souhaitent les accueillir. Une mesure contre laquelle bataillera d’ailleurs le député Albin Rozet, président des Affaires extérieures.

L’armée fait appel à “des bordels mobiles de campagne”, explique Laurent Dornel. “Autant les autorités pouvaient tolérer des relations sexuelles ou du compagnonnage”, autant elles tentent de “décourager les mariages”. Un militaire se présentait alors chez les parents de la jeune femme avec, par exemple, des photos du village d’origine du soldat. “Souvent, cela suffisait. Et si les amoureux persistaient, on envoyait le soldat autre part.”

Certains médecins appuient cette politique, comme Julien Raspail, déclarant que “les hommes qui composent les troupes de couleur (Algériens, Marocains, Sénégalais, etc.) sont tous syphilisés”, rappelle l’article La Grande Guerre des soldats et travailleurs coloniaux maghrébins paru en 2014 dans la revue Migrations Société.

L’interdit des “relations familières”

La vie des travailleurs coloniaux et chinois est elle aussi militarisée, leurs déplacements et loisirs contrôlés. “Mais cela ne marche pas très bien. Dans beaucoup d’usines, travailleurs coloniaux et ouvrières sont sur les mêmes types d’emploi sous-qualifiés”, poursuit Julien Raspail. Le Service d’organisation des travailleurs coloniaux et chinois (SOTC) multiplie alors les directives pour casser les futurs mariages. Ses agents dissuadent les femmes qui viennent prendre des renseignements auprès du SOTC, accompagnées de leurs parents.

En 1918, une jeune fille avait adressé à un Chinois qui travaille dans la région une carte illustrée d’une pensée avec ces mots (en anglais) : “Meilleurs baisers de ma petite sœur et de moi-même”. La jeune Boulonnaise avait connu cet ami avant la guerre. C’était un client de son magasin. Devant le tribunal correctionnel de Boulogne, le ministère public plaidera que la jeune femme a commis une contravention pour violation d’un arrêté du général gouverneur de Boulogne qui prévoit que “sont interdits vis-à-vis des travailleurs indigènes, chinois, annamites, égyptiens, tunisiens, malgaches, marocains, etc., toutes relations familières qui, pendant le travail ou en dehors du travail, sont de nature à porter atteinte à leur esprit de discipline ou de subordination aux surveillants européens et autres autorités françaises ou alliées dont ils dépendent”. L’affaire fait réagir, et notamment un certain Émile, qui fait publier dans le journal L’Excelsior un billet dans lequel il s’interroge : “[Voilà qu’un homme] entra dans une usine de guerre et perdit instantanément le droit légal d’être embrassé par voie postale. […] Vous vous demandez où est le délit ?

Avez-vous savouré cette insolence ? On veut poser en principe que le baiser d’une Française est un filtre maudit […] qui exerce une influence dissolvante sur un honnête travailleur



Billet publié dans le journal L’Excelsior du 6 juillet 1918

Perte de nationalité et loi coranique

Peu après, le ministère de la Guerre diffuse la circulaire du 28 juin 1918 dans la presse. “Il est arrivé fréquemment que des familles françaises se soient adressées à des commandements de groupements nord-africains en vue d’être renseignées sur le sort des femmes qui contractent mariage avec des ouvriers musulmans, détaille le texte. Il y a intérêt à faire connaître à ces familles que les musulmans sont soumis […] à la loi coranique qui autorise la polygamie et la répudiation.”

Progressivement, le mariage interconfessionnel, principalement avec des musulmans, devient un problème central. Pour l’État, l’épouse française ayant suivi son mari dans les colonies pourrait être “mise en position de grande fragilité ou répudiée”, explique Laurent Dornel. “En même temps, elles n’ont pas le droit de vote en France. Elles sont citoyennes. Mais des demi-citoyennes.” Elles perdent d’ailleurs leur nationalité lors d’un mariage avec un étranger, jusqu’à la loi du 10 août 1927, qui inclut aussi la transmission par filiation maternelle.



Article “Attention, mademoiselle” dans L’œuvre du 23 juillet 1918, diffusant la circulaire du ministère de la Guerre datée du 28 juin 1918.

Le statut des enfants

Comme la circulaire du 15 juin 1917 diffusée par le SOTC, le général Firmin s’inquiète en la même année de la multiplication d’enfants métis, qui “ne serait pas sans provoquer en Indochine, dans les milieux français et indigènes, comme d’ailleurs dans les autres colonies, […] un certain mécontentement en raison des inconvénients graves qu’elle peut présenter pour notre influence et notre prestige”.

Avec la censure postale, l’État tente de “réguler” ces naissances. Avec le renvoi des pères dans les colonies, il leur retire le droit de reconnaître leur enfant. Le contrôle sur la vie personnelle des Français comme des étrangers en métropole sera critiqué jusque dans un rapport de la commission de censure militaire en 1917 : “Le nombre de lettres amoureuses va sans cesse augmentant, à tel point qu’on peut se demander si leur interception systématique n’est pas une trop grave atteinte portée à la liberté individuelle.”

Une demande commune de citoyenneté

Après la guerre, les 231 couples et 1142 liaisons recensés par la censure en 1920 placent la politique menée en échec partiel. L’accession à une citoyenneté française sera une revendication forte, mais souvent vaine, des soldats et travailleurs coloniaux. Dès 1915, Charles Gide, président de l’Alliance franco-indigène, en sera un fervent défenseur, prenant exemple sur la citoyenneté accordée par l’empereur de Russie aux Polonais et juifs mobilisés durant le conflit. Certains hommes sont alors autorisés à se marier et à s’installer en France. Ces nouvelles familles représentaient un plus grand danger pour l’ordre colonial qu’en métropole. En revanche, les mariages avec des Nord-africains se font rares, selon Laurent Dornel : “Ils se comptent sur les doigts des deux mains”, face à la dissuasion et aux problèmes juridiques.

Parmi ces exceptions, “le mariage d’Ali ben Hattab, ancien soldat marocain, avec Mlle Maria-Julia Pichon, lingère à Paris”, relate Le Journal du 21 octobre 1915. Après un mariage à la mairie et une cérémonie religieuse, “M. Justin Godart, sous-secrétaire d’État du service de santé” préside le déjeuner (auquel devait assister également M. Poincaré) et prononce “une touchante allocution”. Quelques heures plus tard, au Foyer musulman, “ l’accès des salons, où la fête battait son plein, fut ouvert au public”.

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