Rencontre avec Nour-Eddine Saïl, mémoire vivante du cinéma marocain

Président de la Fondation du festival du cinéma africain de Khouribga qui fête ces jours-ci ses 40 ans d’existence, cet ancien prof de philo a marqué plusieurs générations de cinéphiles. Rencontre.

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Nour-Eddine Saïl. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel
Article initialement publié le 26 septembre 2017

A vieux journaliste, vieux prof de philo et demi. On ne la lui fait pas. Ce ne sera pas nous qui mènerons le débat. Nour-Eddine Saïl écoute nos questions avec concentration. Sans pour autant en éluder aucune, il nous amène, par la seule force d’une dialectique extrêmement maîtrisée, vers le propos qui est le sien. Nous écoutons avec passion la mémoire vivante du cinéma marocain qu’il est. Et, bien au-delà, l’intellectuel à l’esprit aiguisé. L’homme qui a vécu — aussi bien en tant qu’acteur qu’en tant qu’observateur — tant de Maroc successifs. Tout en restant le même. Constant et insaisissable à la fois.

Il préfère la discussion à bâtons rompus au jeu des questions-réponses. “Faites cela à la manière indirecte. Je vous fais confiance.” Trop souvent, pris par la conversation, nous oublierons de prendre des notes. Tant mieux, nous garderons l’essentiel, plus exactement, ce qui nous aura marqués. Le temps d’un repas partagé.

La gauche d’abord…

Octobre 1968. Il est nommé professeur de philosophie au lycée Moulay Youssef à Rabat. Ses maîtres à penser sont Nietzsche et Spinoza. Du premier, il aime à citer : “Malheur à moi, qui suis nuance…” Et de soupirer : “Quand on a compris ça…” Comme de bien entendu, il est alors d’extrême-gauche. “Mes camarades et amis étaient Abdellatif Laâbi, Serfati et compagnie.” Mais il n’a aucune appétence pour la violence. “Faire exploser un cocktail Molotov à Ksar El Kébir ne m’a jamais semblé sensé”, plaisante-t-il à moitié. “Très vite, j’ai eu la conviction que le changement ne pouvait se faire qu’à travers l’action culturelle. Je le pense toujours.” En 1970, il gagne un concours et passe deux ans au Liban, travaillant dans le cadre d’un programme de l’UNESCO, destiné aux réfugiés palestiniens. “C’était ça, mon idée du militantisme. J’ai beaucoup appris.”

Le cinéma ensuite

Mars 1973. Il cofonde la FNCCM (Fédération nationale des ciné-clubs du Maroc), dont il prend la tête durant une dizaine d’années. “C’était un levier puissant.” Était-il aisé de participer à faire aimer le cinéma hollywoodien, en pleine guerre froide, lorsqu’on était supposé avoir choisi l’autre camp ? “C’était tempête sous un crâne !”, reconnaît-il. “Bien sûr qu’il y avait des liens organiques entre la Fédération et les mouvements d’extrême-gauche marocains. Nous passions les classiques du cinéma soviétique. Nous avons fait découvrir le très riche cinéma sud-américain aux Marocains. Nous leur avons montré une autre facette du cinéma égyptien avec les films de Youssef Chahine. Mais jamais personne n’a osé m’interdire de dire tout ce que le cinéma mondial devait à John Ford. Ils me connaissaient trop bien. Tout est dialectique. J’ai toujours cru au travail au long court. À l’investissement dans l’humain.”

“Si vous ne créez pas des images sur et de vous, d’autres s’en chargeront, selon leur vision et intérêts propres”

Nour-Eddine Saïl

Avril 1977. Fondation des Rencontres des cinémas africains de Khouribga. Mais, pourquoi, diable, choisir pour le premier festival de cinéma marocain, et Khouribga, et l’Afrique ? “Nous étions animés par la foi”, sourit-il. “À Khouribga, nous étions censés porter le cinéma à un public d’ouvriers. Nous n’avons pas rencontré d’ouvriers, mais nous avons tout de suite été reçus par la population mélangée de la ville, très fière d’accueillir un festival cinéphilique de qualité. Pas de paillettes ni de tapis rouge, mais des débats passionnés qui duraient jusqu’à pas d’heure, pour chacun des films projetés, comme c’est d’ailleurs toujours le cas. Il ne faut pas oublier que, à l’époque, nous étions soutenus par Les Cahiers du cinéma (revue française de cinéma, ndlr). Quant à l’Afrique, c’était la mise en pratique d’un principe simplissime auquel je crois, et qui reste, plus que jamais, d’actualité : si vous ne créez pas des images sur et de vous, d’autres s’en chargeront, selon leur vision et intérêts propres.”

Le Festival du cinéma africain de Khouribga fête actuellement ses quarante ans d’existence et sa vingtième édition. “Oui, nous avons eu beaucoup d’années bissextiles…” Nour-Eddine Saïl veut rendre un hommage appuyé aux très nombreux bénévoles khouribguis qui “portent le festival à bout de bras”. Il précise que l’événement coûte, en tout et pour tout, moins de quatre millions de dirhams. “Nous n’avons jamais pu même le boucler, ce petit budget !” Et de s’étonner qu’à l’heure où “Sa Majesté fait de l’Afrique et de la culture africaine un enjeu national majeur”, les grands patrons du privé et autres capitaines d’industrie concernés ne manifestent aucun intérêt pour un événement qui ne draine pas moins de cinq chaînes télé du continent.

Il ne comprend pas qu’il faille intervenir pour faire passer l’aéroport à un réalisateur africain, certes en provenance d’un pays où il n’y a pas d’ambassade marocaine, mais invité en bonne et due forme ! “Je n’ai plus les manettes”, répond-il à notre propre étonnement.

Adieu philosophie

À partir de 1979, Nour-Eddine Saïl se fait connaître par le grand public comme le Monsieur cinéma, à travers son émission radiophonique hebdomadaire, Écran noir, sur RTM Chaîne Inter. 1984 : l’inspecteur général de philosophie démissionne du ministère de l’Enseignement après que le Premier ministre de l’époque, Azzeddine Laraki, a rayé, purement et simplement, la matière du programme national. Il est propulsé directeur des programmes de la RTM. “J’y ai introduit le ciné-club. Nous faisions du bon travail. Jusqu’à ce que Basri décide de récupérer la télé.”

“De la quantité naît la qualité. (…) Il faut produire au moins vingt-cinq films pour arriver à un ou deux films par an qui font débat. Et, peut-être, un excellent film tous les quatre ans”

Nour-Eddine Saïl

En 1990, il rejoint le groupe Canal+ en tant que directeur des programmes de Canal+ Horizons, avant d’être appelé par Fouad Filali pour penser une nouvelle chaîne marocaine cryptée, ce sera 2M. Il ne s’y attardera pas. La présence, trop importante, des “Français de TF1” ne lui sied pas. Il reviendra à la tête de la chaîne, nationalisée en 2000. “Là encore, je pense que nous avons fait du bon travail.”

Quand on lui avance qu’en voulant s’adresser à un trop grand public, faisant ainsi doublon avec la TVM, la seconde chaîne marocaine — à la base assez pointue, très libérale — a perdu son âme, il répond, laconiquement : “Avec le recul, je pense que la décision d’intégrer 2M au pôle public était une erreur.” Selon lui, il suffirait aujourd’hui de “quelques réajustements pour lui rendre sa vocation première”.

C’est en 2003 que l’homme est désigné au poste qui semble avoir été taillé pour lui, celui de directeur général du CCM (Centre cinématographique marocain). Il y abattra un boulot de Titan. Et ce de l’avis de tous. Grâce à un important travail législatif, sous-tendu par une vision claire et obstinée, le Maroc passera, en l’espace d’une dizaine d’années, de deux longs métrages annuels à la production de vingt-cinq ! En obligeant chaque producteur dans l’audiovisuel voulant obtenir sa carte professionnelle à financer auparavant trois courts métrages, le nombre de ceux-ci a grimpé, d’un coup, de cinq à quatre-vingts par an.

Oui, mais quid de la qualité ?, diraient ses adversaires, discrets mais nombreux. La réponse de Nour-Eddine Saïl, nous la connaissions. “De la quantité naît la qualité. C’est un calcul d’enfant. Nous ne pouvons réinventer la roue. Il faut produire au moins vingt-cinq films pour arriver à un ou deux films par an qui font débat. Et, peut-être, un excellent film tous les quatre ans”, martèle-t-il.

La retraite ? Pas tout à fait

Octobre 2014. Nour-Eddine Saïl est mis à la retraite — du jour au lendemain, sans préavis — par son ministre de tutelle d’alors, le très PJD Mustapha Khalfi. Quel était l’objet de la confrontation ? “On ne peut pas entrer en confrontation avec M. Khalfi, parce qu’il ne vous regarde jamais dans les yeux. J’ai eu à discuter très âprement avec mes anciens ministres de tutelle, un Naciri comme un Benabdallah, et nous ressortions toujours avec un compromis. Avec M. Khalfi, il s’est toujours agi de manœuvres dilatoires.”

Et maintenant ? L’homme vit toujours par et pour le cinéma. Il est, entre autres, le trésorier général d’Europa Cinemas, le réseau international pour la diffusion du cinéma européen, réunissant près de 3000 salles. Nous voici partis sur l’incroyable émergence, ces toutes dernières années, du cinéma scandinave…  

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