Zakaria Boualem dans les tribunes du match Raja/Tétouan

Par Réda Allali

En ce moment précis, Zakaria Boualem est en équilibre instable. Sa fesse gauche posée sur un bout de siège sale et vert, la droite est dans le vide. Notre homme est dans les tribunes du stade donor, merci de ne pas corriger c’est comme ça qu’on l’appelle et merci. Il est venu voir Raja/Tétouan. Le coup d’envoi est prévu dans trois heures et il n’a pas trouvé de place. Il est donc entre deux sièges, c’est assez difficile à décrire. De temps en temps, il se lève et laisse son ami Farid profiter d’un siège complet, avant que celui-ci ne se lève à son tour pour lui rendre la pareille, on est entre gens civilisés. Il n’est pas le seul dans ce cas, il est même possible qu’ils soient plusieurs dizaines de milliers, comme lui, à être entre deux sièges, dans les escaliers, debout, ou même debout de profil. Notez bien que notre homme dispose d’un abonnement qui lui donne droit à une place valable toute l’année. Aujourd’hui, non. Les places des abonnés ont été envahies, et donc il se retrouve sur une fesse, méditant sur sa condition de tiers-mondiste. Il constate que tout le Maroc peut être résumé dans sa situation. Une succession de dysfonctionnements divers et de petites corruptions qui aboutissent à une situation explosive, celle d’une tribune surchargée au mépris de toute sécurité. Les gens sont tellement entassés qu’ils ont fini par constituer une sorte de puzzle.

Quand un type allume une clope trois rangs plus bas, il déclenche une succession de mouvements qui obligent Zakaria Boualem à déplacer sa jambe. Il y a une seule façon de caser autant de monde dans aussi peu d’espace, et la foule, dans son intelligence collective, a trouvé cette solution. La plupart des gens ici ont acheté un ticket, ils pourraient grogner, mais non, ils acceptent cette situation comme une fatalité. Aux Etats-Unis, les spectateurs auraient sans doute formé une milice pour chasser les resquilleurs et récupérer leur place. Non, en fait, cette situation aux Etats-Unis ne peut pas exister, excusez-moi d’avoir écrit pareille ânerie. Quand donc arriverons-nous à ce niveau ? Nous saurons que nous y sommes parvenus le jour où vous verrez des tribunes pleines mais des escaliers toujours vides. En attendant, le Maroc est là, dans cet entassement absurde et accepté.

Il y a eu 45 000 tickets vendus, c’est la capacité du stade correspondant au nombre de sièges. Mais alors, ceux qui ne sont pas sur des sièges, mais qui ont des tickets, ils sortent d’où ? Et ceux qui ont aussi des tickets mais qui ont trouvé les portes fermées deux heures avant le match, on avait prévu de les installer où ? C’est bien entendu un mystère. Il est désormais évident qu’une bénédiction puissante plane sur nos têtes. Parce que le fait de réunir avec autant de précision les conditions d’une catastrophe plusieurs fois par an et y échapper systématiquement relève du miracle. Il n’y a aucune autre explication. Par contre, le fait de refuser de progresser sur le plan de l’organisation en a une : les Marocains n’estiment pas utile d’être gouvernés par des lois, c’est tout. Ils préfèrent errer dans les ténèbres, où tout est possible, dans ce grand flou qui les protège. Parce que Zakaria Boualem lui-même, qui grogne dans cette page, a fait entrer dans cette tribune un pote à lui avec la carte d’un autre, absent. Comme tout le monde, il navigue dans les eaux troubles du grand n’importe quoi collectif et, dans ces conditions, un excès de rigueur de sa part serait aussi déplacé qu’un niqab à Las Vegas.

Tout ceci n’a bien entendu aucune importance, parce que le match commence, que tout le monde est debout, et qu’il n’y a besoin ni de siège ni de demi-siège. Parce que le Raja marque cinq buts et soulève le nombre inconnu de ses supporters présents ce jour-là. Parce que plus que jamais, Zakaria Boualem se sent connecté à une communauté, et il en a besoin. Il est incapable de traverser cette vie en opposition de phase permanente avec son entourage, et le foot le reconnecte à cet entourage. Il opère une sorte de trêve avec lui-même et se sent aimer son prochain. Et ça fait du bien…