A contre-courant. Les nouveaux vandales

Par Omar Saghi

Vivre en permanence dans un film n’est pas donné à tout le monde. Les acteurs les plus laborieux, ceux des telenovelas par exemple, qui produisent des heures de fiction chaque semaine, savent que toute « action » se termine par un clap de fin.

Le néo-islamisme jihadiste a inventé le cinéma infini. Un jour, Mouloud, Philippe ou John décident de devenir Abou quelque chose, une voix, inaudible aux autres, leur dit « action » et c’est parti pour rejouer Arrissala, avec scènes d’action non censurées et réalisme maximal. Et la mort pour clap de fin.

Cela a-t-il un sens de vivre en 2015 comme en 627 ? Avant de tenter de répondre à cette question, remarquons que l’acharnement du jihadisme contemporain à détruire le patrimoine souligne ce rapport perturbé au temps historique. Quatre mille ans après le début des grandes civilisations sémitiques, les descendants des fondateurs (plus de cent générations après) vandalisent ce qu’il en reste. Mille cinq cents ans après la fondation de la dernière grande religion sémitique, ses descendants et adeptes souhaitent annuler la distance temporelle qui les sépare de l’âge de la prédication.

Ecraser la profondeur historique en un présent gelé et éternel, faire comme si Abou Horaira est un contemporain et Averroès une fiction, le projet des jihadistes n’est pas exceptionnel, propre au monde islamique. Il est représentatif d’une période de crise historique, où le temps passé s’accumule en monuments muséifiés, mais avec de moins en moins de sens ; où le présent de consommation (d’objets, de culture, de relations humaines) s’étend comme une marée noire ; où le futur n’est plus un projet collectif à construire, mais la répétition probable et décevante du déjà-là.

Il est frappant de lire et d’entendre des appels à l’histoire pour sauver le monde musulman. « Ils » ne connaissent pas leur histoire, « ils » ignorent leur propre culture… Malheureusement, la pédagogie historique ne sauvera pas l’islam de ses vandalismes internes. Les jeunes musulmans ne connaissent pas leur histoire certes, mais pas plus que les jeunes Occidentaux ne connaissent la leur. Cette ignorance historique généralisée est un produit de la dernière modernité, et elle est, probablement, irréversible. Des musées, des sites archéologiques, des livres et des guides, oui, il en existera de plus en plus, le tourisme et la consommation culturelle aidant, mais cela ne fera pas diminuer le jihadisme, pas plus que l’éducation historique des jeunes Européens n’est un frein à l’extrême droite, ou l’histoire chinoise au nationalisme de Pékin.

La formule inventée par la modernité post-1945 pour lutter contre ce qu’on appelle un peu vite l’extrémisme s’appelle la croissance économique et la stabilisation des Etats. Culture, pédagogie, histoire… autant de vœux pieux masquant la sordide réalité des équilibrages étatiques et économiques. Ces équilibrages ont été perturbés dans le monde arabo-musulman. Ils sont désormais un révélateur de l’inconscient de toute la modernité. En Irak, en Syrie, en Libye, on voit ce qui agite des sociétés quand la structure élaborée ces dernières décennies est arrachée. Que des milliers de jeunes Occidentaux s’engagent auprès de Daech dit assez cette vérité. Le jihadisme contemporain est un mouvement punk sans entraves…et avec mitraillettes.

Un mot peut résumer ces éléments : nihilisme. Mais le nihilisme n’est pas toujours une impasse. Il arrive qu’il soit un symptôme significatif. Encore faut-il avoir le courage de dire de quoi.