Zakaria Boualem et la technologie

Par Réda Allali

C’est désormais officiel, Zakaria Boualem est cerné. C’est arrivé d’un seul coup, un truc affreux. Il a eu soudain la certitude que le monde dans lequel il évoluait n’était pas fait pour lui.

Ça a commencé avec son code de carte bancaire : pour une raison inconnue, il s’est effacé de sa mémoire un matin de décembre. Il est resté planté de longues minutes devant le guichet jusqu’à ce que la carte se trouve engloutie dans le ventre mou du grand monstre bancaire. Quand il l’a récupérée, il n’avait toujours pas retrouvé le chiffre magique, mais il avait progressé, réalisant que le code saisi était en fait celui de son téléphone. En rentrant chez lui, c’est sa messagerie mail qui s’y est mise à son tour en lui expliquant qu’il fallait qu’il change de mot de passe, jugé trop simple. Elle exigeait des chiffres et des lettres, en majuscules et en minuscules, quelque chose de parfaitement intuitif donc. Il s’est exécuté, il n’avait pas le choix, et il a pondu cette improbable combinaison qu’il s’est empressé de noter sur une liste, juste à côté de ses mots de passe de Facebook, de Twitter, et d’un nombre absurde de codes de paiement et autres abonnements divers. Cette masse de mots secrets n’ayant d’autre objectif que de masquer l’essentiel, à savoir qu’il n’y a plus rien de secret. Au moment où il allait enfin se poser devant un lamentable match de Ligue Europa, c’est cette fois un coup de fil qui est venu le tirer de son repos légitime. On le sommait de venir payer son assurance automobile. Il aurait dû tenir une main courante, une sorte d’échéancier pour éviter pareille mésaventure. Il aurait dû également y faire figurer moult dates clés au passage. Il s’est donc lancé —à pied— à l’assaut de cette tâche en se disant que vivre en 2016 n’est pas à la portée de n’importe qui.

Oui, nous sommes victimes d’une sorte de harcèlement administrativo-cybernétique qui exige de nous un investissement colossal. Parce qu’il faut bien entendu vous préciser que toutes les tâches listées plus haut ont été réalisées malgré les interruptions permanentes générées par des alertes, des notifications et des pastilles sur son écran téléphonique. On a réussi à nous faire croire que tout ce qui vient du téléphone est urgent, et personne n’a réussi à comprendre pour quelle raison. Maintenir une cohérence de pensée est impossible dans ces conditions. La concentration est un concept qui a disparu avec l’apparition des smartphones. Quant à l’ennui — mère de toutes les créativités —, il est tout simplement prohibé, et merci.

Arrivé à grande peine à la fin de sa journée, Zakaria Boualem, épuisé, s’est affalé devant Facebook et il a découvert les vociférations de ses amis virtuels. Enfermés dans de petites cages carrées, ils hurlaient tous ensemble comme si on leur avait arraché les ongles sur tous les sujets du monde. Ceux qui étaient plus calmes exposaient leur vie sans pudeur, à la recherche d’on ne sait quelle attention, quand ils ne se perdaient pas en embarrassantes niaiseries. Au final, sa timeline avait des allures d’un long catalogue de névroses, c’est absolument flippant. Jugeant inutile d’y ajouter les siennes, pourtant abondantes et de bonne qualité, le Boualem a précipitamment éteint son ordinateur et son téléphone. Puis il s’est enfermé dans le noir absolu. Il était bien cerné. Il est convaincu, le bougre, qu’on réalisera dans plusieurs années le mal que ces nouvelles technologies nous font. On verra pousser les cliniques de désintoxication aux réseaux sociaux, les centres de silence, on organisera des stages pour apprendre aux gens à parler ensemble, et on interdira les téléphones pour les bavards du clavier. On verra aussi des entreprises d’aide à l’organisation de vie individuelle, avec des informaticiens, des comptables et des coursiers, qui gèrent les mots de passe, les paiements, les PV, les renouvellements d’abonnement, de passeport et tout ce qui nous emmerde toute la journée. À moins que surgisse un homme nouveau, qui s’adapte à tout cela mieux que notre héros, le Guercifi grognon. C’est tout. Et merci.