Zakaria Boualem et Ilyas Boufettas

Par Réda Allali

Sans plus d’introduction, Zakaria Boualem voudrait vous parler cette semaine d’un collègue qui répond au doux nom de Ilyass Boufettas. Cet homme sympathique a la particularité de produire un nombre important d’opinions à propos de sujets nombreux et variés. Il ne connaît pas la fatigue, c’est étonnant. Depuis peu, il met en scène lesdites opinions, un peu comme s’il était une institution. Il nous explique donc le lundi qu’il va s’exprimer le mardi au sujet des élections françaises, comme si le monde retenait son souffle, inquiet de connaître cette fameuse analyse. Quand il n’inonde pas les réseaux sociaux de ses positions, il tient salon dans l’open-space, et c’est encore plus pénible. C’est que Ilyass Boufettas dispose d’une particularité très troublante : il réserve sa puissance de raisonnement à l’actualité étrangère. Quand ça touche au Maroc, il bug un peu. Exemple ? Fillon est un type sans morale, qui a tapé dans la caisse comme un poulpe, il devrait avoir un peu de pudeur et se terrer chez lui à vive allure. Mais chez nous, ceux qui ont bénéficié des largesses de l’État l’ont bien mérité, ils sont ce que nous avons de meilleur, ils se sont sacrifiés pour leur pays ; proférer une opinion contraire relève du populisme. En Turquie, le référendum est louche, Erdogan n’a pas respecté les règles démocratiques qui veulent que les partisans du “non” s’expriment tranquillement. Chez nous, par contre, les référendums aux scores en forme d’asymptote sont normaux, tout va bien. Il y a des dizaines d’exemples de ce type, mais vous avez compris le message.

Zakaria Boualem a souvent essayé de comprendre la dualité de son raisonnement, il n’a jamais réussi à obtenir de réponse satisfaisante. Il doit se contenter de “on est au Maroc” et autre “ce n’est pas la même chose”, sans plus de précisions. Comme si, pour des raisons climatiques ou génétiques, il faudrait s’abstenir d’appliquer chez nous des raisonnements trop rigoureux. Ce serait dangereux, nous pourrions basculer. Par contre, ce qui est sage, c’est laisser flotter autour de notre vie politique un peu de flou surnaturel, un nuage de pensée magique qui nous met à abri des terribles affres du chaos. Un autre raisonnement consisterait à établir que c’est justement ce flou qui nous a plongés dans les ténèbres des classements mondiaux, mais figurez-vous que ce n’est pas celui-là qui a été retenu, et merci.

Ilyass Boufettas, donc, s’acharne à décortiquer les écarts de Trump, salue l’indépendance de la justice américaine qui met un garde-fou à ses délires, mais il estime qu’une telle séparation des pouvoirs n’est pas à l’ordre du jour chez nous. Débrouillez-vous avec ça les amis. Ou, plutôt, laissez tomber, on risque de devenir fous. N’essayez pas de comprendre et faites comme Boufettas, qui a une opinion sur l’entrée de la Turquie en Europe même s’il n’est ni Turc ni Européen, qui dit “nous” lorsqu’il parle du Real Madrid et qui, lorsqu’il décrit des Marocains, inclut tous les Marocains sauf lui. Pour être honnête, ce dernier point est général : les Marocains, lorsqu’ils parlent des Marocains, ne s’incluent pas. C’est un défi pour l’algèbre et la théorie des ensembles, essayez d’y réfléchir. Poursuivons : cet homme a même une opinion sur les débordements racistes de la police américaine, figurez-vous, alors, qu’il n’a rien à dire sur nos fins limiers à nous. Ce n’est pas pareil, bien entendu, on est au Maroc. Il faut faire comme lui, je vous le répète. Séparez votre cerveau en deux, vous vous sentirez mieux. Au début, ça fait un peu mal au crâne, mais il paraît qu’on s’y habitue. Au final, on est bien, à l’aise, on barbote avec insouciance dans nos incohérences, sans angoisse, apaisés. Tout le contraire du Boualem, qui s’énerve au moins douze fois par jour et qui se demande régulièrement s’il n’est pas fêlé.

C’est tout pour cette semaine, vous pouvez disposer, et merci.