Fatym Layachi - L'inégalité des chances

Par Fatym Layachi

Vendredi. Fin de semaine. Tu cherches à tout prix une excuse pour fuir du bureau. Tu prétextes un déjeuner en famille. Ça passe ! Vendredi. Fin de semaine. Plus personne ne veut travailler. La prière est une excuse en or, indiscutable et indiscutée. Profitant de cet élan hebdomadaire de glande, tu vas déjeuner chez tes parents. La fille de ton ancienne nounou vient manger le couscous avec vous. C’est un événement. Ça fait cinq ans que tu entends parler d’elle, cinq ans que ta mère lui achète des grenouillères, puis des poupées et maintenant des cahiers. Sa maman et elle sont venues depuis leur village au pied des montagnes. Tu arrives et fais plein de câlins.

La gamine est jolie comme un cœur. Elle a les yeux qui brillent et regarde tout avec émerveillement. C’est assez magique le regard d’un gosse. Ce regard qui découvre le monde. A cet âge-là, le champ des possibles est infini. A cet âge-là, tout est possible. A cet âge-là, on croit à ce qui n’existe pas. A cet âge-là, on veut être vétérinaire, astronaute ou princesse. Et tout semble envisageable. Mais pourtant, ici, même quand on est haut comme trois pommes, la vie est déjà injuste. Cette gamine est craquante. Et pourtant, dans son sourire, il y a déjà la triste réalité de la vie. Quand elle sourit, ses dents sont à moitié pourries. La faute à quoi ? Sûrement pas aux sucreries, qu’elle ne mange pas.

Non, ces traces jaunes sur ses dents pourtant innocentes sont la faute de l’absence quasi totale de système de santé publique. Tu te demandes comment cette petite va grandir. Autour d’elle tout le monde parle berbère, elle se débrouille comme elle peut en darija avec un vocabulaire encore limité. A l’école, une maîtresse dénuée de toute pédagogie la martèle de cet arabe sacré. Et le jour où elle cherchera du boulot, elle devra parler français. C’est triste de se dire que son destin est quasiment tracé. Tu te demandes comment elle pourrait s’en sortir. Sûrement pas grâce à l’école qui, ici, est devenue tout sauf un moyen de s’élever. C’est quoi l’avenir d’une gosse née loin de la ville et encore plus loin du pouvoir d’achat ? Parce qu’ici tout n’est qu’une question de pouvoir d’achat. La qualité s’achète. L’école s’achète. La santé s’achète. La culture s’achète. L’école publique semble s’être réduite à l’apprentissage basique du patriotisme primaire et de la religiosité sans foi. Dans les écoles, le savoir ne se transmet pas, on rabâche sans forcément comprendre. La notion de service public semble être très conceptuelle, et dans l’univers dans lequel tu vis personne n’envisagerait d’envoyer ses parents dans un hôpital public. Parce que, dans ton monde, vous avez le choix et le luxe de pouvoir payer. C’est aberrant, triste et surtout tellement injuste.

Tu retournes dans ce qui a été ta chambre d’enfant, d’adolescente et de jeune fille. Tu y vois cette opulence de livres, de peluches, de cahiers pour écrire tes secrets, de robes pour jouer à la princesse. Tu te sens coupable d’avoir eu tellement. Tu n’as pas fait grand-chose pour mériter tout ça. Tu t’es donné la peine de naître comme dirait l’autre. Mais il se trouve que, dans le plus beau pays du monde, tu restes là où tu es née. Tu te maries dans ta rue et fais des affaires dans ton quartier. Il n’y a pas de partage des richesses, il n’y a aucune égalité des chances.