Dette publique et impérialisme au Maroc (Ep.2) : Moulay Abd el-Aziz, un sultan contesté

Le Maroc a été colonisé, “mis sous protectorat” pour utiliser des termes plus diplomatiques, bien avant 1912. Adam Barbe, auteur de “Dette publique et impérialisme au Maroc (1856-1956)”, s’emploie à démonter les mécanismes qui ont conduit le Maroc à céder sans équivoque sa souveraineté à la France et l’Espagne, qui n’ont pas eu à sortir les canons pour s’y installer.

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Durant le ramadan, TelQuel vous propose des extraits de ce livre passionnant, préfacé d’ailleurs par l’économiste Thomas Piketty.

“Combinée avec la crise monétaire et commerciale, la crise des finances publiques achève d’étrangler financièrement le Makhzen. Lorsque Ba Ahmed décède en 1900, c’est l’inexpérimenté Abd el-Aziz, âgé de seulement vingt-deux ans, qui accède au trône.

La cour du Sultan était alors divisée entre les conservateurs d’une part et les réformistes de l’autre. Abd el-Aziz décide de se ranger du côté des seconds, guidé par l’influent et obscur ministre de la Guerre, Mehdi el-Menebhi. De nombreux Européens entourent également le jeune Sultan à sa cour, et encouragent sa curiosité infantile à l’égard des dernières modes européennes.

Parmi ces Européens, l’Écossais Henry Mac Lean, depuis vingt-cinq ans au service du Makhzen comme instructeur, occupe un rôle de premier plan. Il devient rapidement le confident du jeune Sultan et l’introducteur des étrangers.

Gabriel Veyre, ingénieur français à la cour du Sultan, écrit en 1905 : “Une préoccupation à la cour marocaine primait toutes les autres : coûte que coûte amuser le Sultan. Ce but donnait, résumait, toute la politique de l’omnipotent ministre de la Guerre Si Mehdi el-Menebhi, qui avait pris sur Abd el-Aziz le plus complet ascendant et qui était alors à l’apogée de son étonnante fortune.

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Entre 1900 et 1903, Abd el-Aziz dépense 30 millions de francs en extravagances, soit l’équivalent de trois années de revenus douaniers : il construit un chemin de fer dans les jardins de son palais, achète des voitures européennes, et même un appareil photographique en or massif. Son style de vie emprunte beaucoup à l’Europe : il porte des costumes, conduit des voitures, organise des feux d’artifice. En plus d’être coûteux, ce comportement sape sa légitimité politique.

Les autorités religieuses l’accusent d’impiété, soutenant qu’il ne pouvait plus être considéré comme un chef religieux. Le Sultan est accusé d’abandonner les traditions marocaines, de mépriser les musulmans et de vivre avec les chrétiens. Or c’est sur cette fonction religieuse que repose le pouvoir du Sultan : sans celle-ci, il perd toute légitimité à gouverner le pays. Le Makhzen dans sa globalité finit par être discrédité, et des soulèvements commencent à gagner le pays.

Dès 1901, le pacha de Sefrou entre en dissidence, entraînant avec lui des tribus proches de Meknès. Abd el-Aziz est alors forcé de quitter sa capitale et de se réfugier à Fès. Beaucoup au sein du Makhzen envisagent de le destituer au profit de son frère, Moulay Mohammed, dont la piété et l’attachement aux traditions rassurent.

Un aventurier répondant au nom de Bou Hamara a précisément utilisé sa ressemblance physique avec Moulay Mohammed pour se faire proclamer Sultan par des tribus Ghiatas du nord-est du Maroc. Il conquiert rapidement Taza, contrôle une grande partie du Maroc oriental et occupe Oujda en 1903. Il finit par déclarer la guerre à Abd el-Aziz, le Sultan impie, mais se révèle incapable de prendre Fès et de le détrôner.

Dans ces conditions, la collecte régulière des impôts est sévèrement compromise. Abd el-Aziz est piégé dans un cercle vicieux : sans argent, impossible de lever une armée, mais sans armée, impossible de collecter l’impôt. En vue d’aider le Sultan à accomplir cette tâche impossible, le Foreign Office envoie à ses côtés sir Arthur Nicolson. Sur ses conseils, le Makhzen supprime les impôts coraniques existants pour les remplacer par un nouveau, supposé plus rationnel, le tertib. Ce nouvel impôt élargit la base fiscale, puisqu’Européens et Marocains y sont pareillement soumis, et clarifie l’assiette fiscale, en se fondant sur la surface cultivée, le nombre d’arbres fruitiers et l’importance du cheptel.

Plutôt que de faire reposer la collecte des impôts sur des caïds dont la loyauté est toujours douteuse, un nouveau corps de fonctionnaires, rémunéré seulement par le Makhzen, hérite de cette prérogative. Cette réforme, qui répond méthodiquement à plusieurs problèmes clairement identifiés du système fiscal marocain, est un échec complet. Elle provoque une levée de boucliers généralisée au Maroc. Pour les autorités religieuses, la suppression des impôts coraniques confirme l’impiété d’un Sultan à la solde de l’Europe chrétienne.”

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Dette publique et impérialisme au Maroc, de Adam Barbe, préface de Thomas Piketty, Editions La Croisée des chemins (2020) 

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