Dette publique et impérialisme au Maroc (Ep.3) : les millions commencent à affluer

Le Maroc a été colonisé, “mis sous protectorat” pour utiliser des termes plus diplomatiques, bien avant 1912. Adam Barbe, auteur de “Dette publique et impérialisme au Maroc (1856-1956)”, s’emploie à démonter les mécanismes qui ont conduit le Maroc à céder sans équivoque sa souveraineté à la France et l’Espagne, qui n’ont pas eu à sortir les canons pour s’y installer.

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Monnaie marocaine du temps de Abd El Aziz (1894-1908). Crédit : monnaiesdantan.com

Durant le ramadan, TelQuel vous propose des extraits de ce livre passionnant, préfacé d’ailleurs par l’économiste Thomas Piketty.

“Emprunter auprès d’une banque européenne est plus compliqué qu’il n’y paraît au premier regard. Dans chaque pays, un emprunt de cette envergure et de cette importance diplomatique requiert la convergence d’intérêts d’une multitude d’acteurs. Les rivalités impériales entrent également en ligne de compte, l’émission d’un tel emprunt garantissant au pays émetteur une prépondérance certaine dans la conduite des affaires marocaines.

«Dette publique et impérialisme au Maroc (1856-1956)»

Adam Barbe

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Le projet d’un emprunt européen destiné à tirer le Maroc de ses embarras financiers n’est pas une idée neuve au début du XXe siècle. Le premier projet de 1884 pendant le règne de Hassan Ier en est un exemple. En 1893, un nouvel emprunt est envisagé à la suite de l’indemnité de guerre espagnole de 1892 — reproduisant alors l’initiative britannique de 1861 —, mais l’initiative tourne court. Le Quai d’Orsay s’emploie alors à éviter à tout prix un nouvel emprunt britannique et offre les services financiers de la France : le Crédit Lyonnais, le Comptoir d’escompte et la Banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas) sont consultés, mais une fois de plus, le Makhzen parvint à y échapper. Jusqu’à la fin de l’année 1901, les cercles diplomatiques européens n’étaient pas prêts à offrir un emprunt au Maroc malgré ses difficultés financières croissantes.

Que les frappes de monnaie destinées au Maroc à ce moment-là aient été conduites par plusieurs banques européennes de nationalités différentes n’est pas un hasard. L’Allemagne avait peur qu’une initiative de sa part précipite une alliance franco-britannique dirigée contre elle. Bien que Abd el-Aziz ait explicitement demandé un emprunt aux banquiers britanniques à travers Arthur Nicolson, le Foreign Office se refusait à “ouvrir la question marocaine” alors que son armée était engagée en Afrique du Sud (la seconde guerre des Boers fait rage entre 1899 et 1902).

Le principe de “pénétration pacifique”

En France, le ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, préférait rester prudent jusqu’à la fin de l’année 1901. L’influence britannique croissante à la cour du Sultan et les projets de réforme menés par Arthur Nicolson le convainquent d’agir.

Fidèle à sa doctrine de “pénétration pacifique”, Delcassé croit en l’arme financière qu’il estime la plus efficace. Plusieurs options se présentent à lui en 1902. Le Quai d’Orsay est méfiant à l’égard de Paribas, qui incarne la puissante haute finance internationalisée, et fait confiance à la petite Société Gausch, dépendante du groupe industriel Schneider. Le premier emprunt français de 1902, d’un montant de 7,5 millions de francs-or, est ainsi émis par celle-ci.

Les fonds sont néanmoins fournis par l’intermédiaire de Paribas, puisque Schneider ne détient alors pas les fonds nécessaires à l’opération. Après ce premier emprunt, le Quai d’Orsay espère demeurer l’unique créancier du Maroc. Le montant de celui-ci étant trop faible pour améliorer durablement la situation du Makhzen, d’autres doivent nécessairement le compléter. Les diplomates ne parviennent toutefois pas à s’entendre avec les financiers.

Paribas, alors l’unique banque capable de lever les fonds nécessaires à un emprunt de cette envergure, exige une opération trop ambitieuse pour le Quai d’Orsay : pour un emprunt du montant requis, elle exige une émission d’obligations garantie par le revenu futur des douanes. Ces conditions sont inacceptables pour Delcassé. Dans la mesure où cette garantie consacrerait la mainmise française sur le Maroc, elle précipiterait un conflit avec le Royaume-Uni. En parallèle de ces négociations, la situation financière du Maroc continue à empirer : le Makhzen se tourne alors vers l’Espagne et le Royaume-Uni. En 1903, deux emprunts du même montant (7,5 millions de francs) sont émis par les banques Cassel et Stern du côté britannique, et un consortium bancaire mené par la Banque d’Espagne du côté espagnol. Tout comme l’emprunt français de 1902, ces deux emprunts ne font que maintenir le Makhzen dans un état critique.”

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Dette publique et impérialisme au Maroc, de Adam Barbe, éditions La Croisée des chemins (2020)

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