Dette publique et impérialisme au Maroc (Ep. 4): quand des vizirs recevaient 2 millions en pot-de-vin

Le Maroc a été colonisé, « mis sous protectorat » pour utiliser des termes plus diplomatiques, bien avant 1912. Adam Barbe, auteur de Dette publique et impérialisme au Maroc (1856-1956), s’emploie à démonter les mécanismes qui ont conduit le Maroc à céder sans équivoque sa souveraineté à la France et l’Espagne, qui n’ont pas eu à sortir les canons pour s’y installer.

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Mohamed ben Abdallah el-Raisuni. Crédit: DR

« L’accord entre le Quai d’Orsay et la finance française n’intervient qu’à l’été 1903. Saint-René Taillandier, l’envoyé extraordinaire de la France au Maroc écrit à cette époque : «Les vues de la banque concordent avec celles du gouvernement, en considérant l’emprunt non comme une fin en soi, mais comme la base d’un vaste programme d’expansion économique dont le succès suppose l’affermissement du pouvoir du Sultan. Nos financiers doivent donc procéder par les mêmes méthodes que nous et à l’abri des mêmes fictions. »

«Dette publique et impérialisme au Maroc (1856-1956)»

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Les deux parties s’entendent sur un emprunt de consolidation, destiné à rembourser l’ensemble des dettes actuelles du Maroc. Au mois de novembre 1903, les principales caractéristiques du futur emprunt 1904 sont arrêtées : les obligations seront émises auprès du public à Paris et l’emprunt sera garanti par les revenus douaniers du Maroc. Le gouvernement français s’est ainsi définitivement rangé du côté de Paribas et a écarté la société Gausch.

Des désaccords demeurent. En particulier, Paribas souhaite attendre l’accord diplomatique à venir entre la France et le Royaume-Uni, de sorte qu’elle soit sûre de ne plus avoir à craindre la concurrence de banquiers londoniens au Maroc avec lesquels elle entretenait des liens forts. Au contraire, Delcassé préfère que l’emprunt soit conclu avant l’accord diplomatique, de sorte à maintenir une pression sur la finance française. L’enchaînement des événements répond finalement aux espérances de Paribas. L’Entente cordiale entre la France et le Royaume-Uni est signée le 8 avril 1904, laissant les mains libres à la France au Maroc. Le contrat de l’emprunt 1904 est conclu le 12 juin 1904. Peu de temps après, c’est au tour de l’Espagne de reconnaître la prépondérance française : le 3 octobre 1904, un accord secret est signé entre la France et l’Espagne: la démarcation des deux zones d’influence espagnole au Nord et au Sud, à l’origine des futures zones française et espagnole, est décidée à ce moment-là. Abd el-Aziz était parfaitement au courant des risques politiques qu’un tel contrat faisait courir à l’indépendance de son pays.

Il l’a, de fait, signé sous la pression de ses vizirs, alors même que ceux-ci s’étaient fermement opposés à tout emprunt par le passé. Leur argument reposait sur l’urgence de la situation sécuritaire: un chef tribal dénommé Raissuli s’était alors emparé d’un petit territoire à proximité de Tanger et prenait en otages des Européens. Il était ainsi préférable, d’après les vizirs, d’accepter le contrat français pour financer une expédition contre Raissuli, plutôt que de risquer une intervention militaire européenne et de nouvelles indemnités de guerre. Au-delà de ces considérations stratégiques, certains vizirs avaient un intérêt direct à la signature du contrat d’emprunt: ceux-ci se sont partagé 2 millions de francs versés par Paribas pour influencer leur jugement. Le ministre des Finances Mohammed Tazi perçoit à lui seul 500 000 francs.

La guerre de Tétouan

L’augmentation continue du coût de la vie due à l’afflux des étrangers nourrit le mécontentement des Marocains. À la suite d’une attaque contre des fortifications espagnoles, l’Espagne a déclaré la guerre au Maroc. En 1860, le général Leopoldo O’Donnell y Jorris, à la tête d’une armée de cinquante mille hommes, conquiert Tétouan. Les Britanniques interviennent rapidement pour freiner l’avancée espagnole, et les empêcher de marcher sur Tanger. Cette brève escarmouche a débouché sur la première dette imposée au Maroc. Par le traité de Ceuta (26 avril 1860) qui met fin aux hostilités, le nouveau Sultan, Mohammed IV, (1859-1873) réussit à ne concéder que des modifications territoriales mineures autour de Ceuta et Melilla. Il est néanmoins astreint à une colossale indemnité de guerre de 20 millions de douros, soit 100 millions de francs-or ou 400 millions de réaux vellones. Il s’agit du premier exemple dans l’histoire moderne du Maroc d’une dette infligée à la suite d’une défaite militaire. Cette compensation doit être entièrement payée avant le mois de décembre 1860, la ville de Tétouan restant occupée à titre de gage par les troupes espagnoles tant qu’elle ne serait pas remboursée. L’ampleur de cette dette est considérable pour l’époque : elle représente près de 25% du PIB du Maroc, tandis que le Trésor marocain ne possède que 40% de la somme requise. »

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Dette publique et impérialisme au Maroc, de Adam Barbe, préface de Thomas Piketty, Editions La Croisée des chemins (2020) 

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